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— Et telle qu’elle s’incarne dans les objets individuels ?

— Oui.

— C’est ridicule ! Pour être coupable, il faut être responsable, avoir une intention délibérée…

— La beauté est responsable !

— Tiens, prends une autre bière.

Ce qu’il fit, avant d’émettre un rot.

— Regarde le séducteur, là, au bar, reprit-il, le gars qui fait du gringue à la pépée en robe verte. Un jour il se fera casser la gueule. Ça n’arriverait pas s’il était moche.

Nick corrobora ses dires un peu plus tard en cassant la gueule au type, parce que celui-ci l’avait traité de demi-portion. Donc il y avait peut-être quelque chose de vrai dans ce qu’il racontait. Nick mesurait environ un mètre vingt. Il avait les épaules et les bras d’un athlète. À la lutte il était imbattable. Sa tête était normale, avec chevelure et barbe blondes en broussaille, des yeux bleus surmontant un nez busqué dévié vers la droite, et un sourire mauvais qui ne révélait habituellement qu’une demi-douzaine de dents jaunes. C’était à partir de la taille qu’il était complètement atrophié. Il venait d’une famille puante où l’on était militaires de carrière. Son père avait été général, et tous ses frères sauf un étaient officiers dans un corps d’armée quelconque. L’enfance de Nick avait été bercée par la pratique des arts martiaux. Il connaissait l’usage de toutes les armes existantes. Il pratiquait l’escrime, le tir, la cavalerie, il savait placer des charges d’explosifs, briser avec ses mains des planches et des nuques, nettoyer un terrain, moyennant quoi nulle part dans la galaxie il ne pouvait être recruté, parce qu’il était un nain. Je l’avais engagé comme chasseur de fauves, pour détruire mes sujets d’expérience ratés. Il détestait ce qui était beau et plus grand que lui.

— Ce que nous trouvons beau, lui dis-je, peut être pour un Rigélien un objet de dégoût, et vice versa. La beauté est un concept relatif. Et tu ne peux la condamner en tant que principe abstrait si…

— Et alors ? répondit-il. Ils font du mal, volent, violent, détruisent en fonction de critères différents. Mais c’est toujours à cause de la beauté.

— Mais comment peux-tu blâmer un objet individuel…

— Nous commerçons bien avec les Rigéliens, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Donc ça peut être traduit. J’en ai assez dit.

Alors le bellâtre du bar qui faisait du gringue à la pépée en robe verte nous côtoya en se rendant aux toilettes et il traita Nick de demi-portion en lui demandant de déplacer son siège pour lui laisser le passage. Et ceci mit fin à notre soirée en cet endroit.

Nick répétait toujours qu’il mourrait dans le feu de l’action, au cours de quelque safari exotique, mais il a trouvé son Kilimandjaro dans un hôpital de la Terre, où on l’a guéri de tout ce qu’il avait sauf de la pneumonie irrémédiable qu’il avait attrapée sur les lieux.

Ceci se passait il y a environ deux cent cinquante ans. J’ai assisté aux obsèques.

J’ai écrasé mon mégot et suis revenu au glisseur. On verrait plus tard s’il y avait un coup fourré sur Driscoll. En attendant c’était l’heure de partir.

Les morts nous tiennent trop compagnie.

Pendant deux semaines, tout en me maintenant en forme, j’ai réfléchi à ce que j’avais découvert. Une complication m’attendait à mon entrée dans le système de Terre Libre : la planète avait acquis un nouveau satellite, lequel n’était pas d’origine naturelle.

QU’EST-CE OUI SE PASSE ? ai-je transmis en code.

UN VISITEUR, m’a-t-on répondu, AUTORISATION D’ATTERRISSAGE DEMANDÉE STOP REFUSÉE PAR NOUS STOP IL S’EST MIS EN ORBITE STOP IL DIT QU’IL EST ENVOYÉ PAR L’ESPIONNAGE TERRIEN.

LAISSEZ-LE ATTERRIR, ai-je ordonné, UNE DEMI-HEURE APRÈS MON ARRIVÉE.

Après le signal d’accusé de réception, j’ai resserré mon orbite et j’ai entamé la procédure de décélération.

Accueilli par les animaux qui me faisaient fête, j’ai gagné la maison pour prendre une douche, effacer la tête de Conner et m’habiller pour dîner.

Il apparaissait que le cas devenait suffisamment sérieux pour que le plus riche des gouvernements en place se décide à dépêcher jusqu’à moi quelque fonctionnaire mal payé, par le moyen de locomotion le moins coûteux qu’on pût trouver.

Je me suis promis, à tout le moins, de bien le nourrir.

3

De part et d’autre de la table où s’entassaient les reliefs du repas, nous nous dévisagions, Lewis Briggs et moi. Ses papiers attestaient qu’il était un agent du Bureau d’Espionnage Central terrien. Il avait l’air d’un singe rasé de frais. C’était un petit bonhomme ratatiné au regard en alerte, qui devait avoir dépassé l’âge de la retraite. Il avait un peu bredouillé en se présentant, mais le dîner l’avait détendu et il était maintenant plus à l’aise.

— Excellent repas, Mr Sandow, a-t-il reconnu. Maintenant, si vous le permettez, j’aimerais que nous parlions de l’affaire qui m’amène.

— En ce cas, montons prendre l’air sur la terrasse, nous serons mieux pour discuter.

Nous avons quitté la table en emportant nos verres et je l’ai mené à l’ascenseur. Cinq secondes plus tard, celui-ci nous déposait au niveau du toit-terrasse aménagé en jardin. J’ai désigné deux fauteuils sous un marronnier :

— Ici ?

Avec un signe d’approbation, il s’est installé. Nous avons humé un moment la brise fraîche du crépuscule.

— J’admire, a-t-il remarqué, cette faculté que vous avez de satisfaire vos moindres caprices.

— Ce caprice où nous sommes installés, ai-je répondu, est un camouflage qui rend les bâtiments indécelables par voie aérienne.

— Oh ! je n’y avais pas songé.

Il a refusé le cigare que je lui offrais. J’ai allumé le mien en lui demandant :

— Bon, que me voulez-vous ?

— Consentirez-vous à m’accompagner sur Terre pour parler à mon chef ?

— Non. J’ai déjà répondu par lettre à cette question une douzaine de fois. La Terre me porte sur les nerfs, elle me rend malade. C’est pour cette raison que je vis ici. La Terre est surpeuplée, bureaucratique, malsaine, elle est en proie aux psychoses de masse. Vous pouvez parler à la place de votre chef et vous lui transmettrez ma réponse.

— Normalement, ce sont des questions qu’on règle à l’échelon divisionnaire.

— Désolé. Si vous voulez, je peux envoyer d’ici un câble chiffré.

— La réponse nous coûterait trop cher. Notre budget est serré, vous savez.

— Bon Dieu, je paierai la réponse ! N’importe quoi pour arrêter ce flot de courrier.

— Oh ! non, surtout pas, a-t-il déclaré sur un ton de panique. Ça ne s’est jamais fait, et avec les heures qu’il faudrait pour calculer comment vous imputer les frais, ça ne serait pas rentable.

Intérieurement j’ai pleuré sur toi, ma Terre maternelle, et sur les prodiges qui ont été accomplis à ta surface. Un gouvernement voit le jour, il devient florissant, il fortifie son nationalisme et agrandit ses frontières, puis vient le temps de la solidification, de la division du travail en spécialisations, du morcellement des responsabilités, des courroies de transmission. Max Weber a parlé de tout cela. Il a vu la nécessité de la bureaucratie dans l’évolution de toutes les institutions, et il a vu que c’était un bien. Oui, il a vu que la bureaucratie était bonne et nécessaire. Nécessaire, peut-être, à condition d’ajouter à ce mot une virgule, puis la mention « grand Dieu » suivie d’un point d’exclamation. Car dans l’histoire de toute bureaucratie il arrive une époque où elle se met à parodier ses propres fonctions. Il n’y a qu’à voir ce que la désagrégation de la grande machinerie austro-hongroise a fait à ce pauvre Kafka, et celle de la russe à Gogol. Ça les a fait sortir de leur cocon, les pauvres diables, et voilà maintenant que j’avais devant moi un homme qui avait survécu à quelque chose de bien plus profond sans que la durée de ses jours en soit raccourcie. Cela m’indiquait que son niveau d’intelligence était légèrement inférieur à la moyenne, qu’il présentait des conflits émotionnels, un sentiment d’insécurité ou une moralité douteuse, à moins qu’il ne fût un masochiste à tous crins. Car ces machineries neutres où se combinent, dans ce qu’elles ont de pire, les images paternelle et maternelle – à savoir la chaleur du sein et l’autorité du maître omniscient – sont un pôle d’attraction rêvé pour les êtres faibles. Et c’est pourquoi, ma Terre maternelle, j’ai pleuré sur toi intérieurement à cet instant de l’immense parade qu’on nomme le Temps : les clowns défilent, et chacun sait qu’au fond d’eux ils ont le cœur brisé.