Prises, grand Dieu ! Les bandes renfermant la personnalité de ces six êtres !
— En admettant que ce soit vrai, a-t-il dit, auriez-vous un indice qui nous mette sur la piste ?
— Je n’en ai pas, ai-je répondu, tout en voyant en imagination l’Ile des Morts et en sachant ce que j’avais à découvrir.
— Je dois vous faire remarquer, a repris Briggs, que nous ne refermerons pas le dossier avant d’avoir éclairci l’affaire.
— Je vois. Au fait pouvez-vous me dire combien de cas non résolus figurent à vos dossiers ?
— Là n’est pas la question. Le principe demeure : nous ne les enterrons jamais.
— C’est simplement que j’avais entendu dire qu’il y en avait pas mal, dont certains qui commencent à sentir fortement le moisi.
— Donc vous refusez de coopérer ?
— Je ne refuse pas. Je ne peux pas. Je n’ai rien à vous offrir.
— Et vous ne regagnez pas la Terre avec moi ?
— Pour entendre votre chef répéter ce que vous venez de me dire ? Très peu pour moi. Dites-lui que je suis désolé, que je l’aiderais si je pouvais, mais que je ne vois pas comment.
Il s’est levé :
— Bon. Je crois que je vais partir. Merci pour le dîner.
— Restez pour la nuit, lui ai-je proposé. Autant dormir dans un lit confortable avant de vous en aller.
Il a secoué la tête :
— Je vous remercie, mais c’est impossible. Je suis payé à la journée et je dois justifier de mon emploi du temps en détail.
— Comment arrivent-ils à vous payer à la journée quand vous voyagez dans le subespace ?
— C’est un calcul très compliqué, a-t-il répondu.
J’ai attendu le courrier. Il est distribué par une grande machine qui capte les messages émis à destination de Terre Libre, les transforme en lettres et transmet celles-ci au secrétaire automatique, lequel les trie et les expédie dans les corbeilles de réception. Et cette attente, je l’ai mise à profit en préparant mon départ pour Illyria. Sans lâcher Briggs d’une semelle, je l’avais accompagné à son vaisseau et j’en avais surveillé l’envol de mes écrans d’observation. Je serais peut-être amené à le revoir un jour, lui ou son chef, si je découvrais la vérité et décidais de la révéler. De toute évidence, celui qui avait projeté de m’amener sur Illyria ne faisait pas ça pour organiser une simple réunion amicale. C’est pourquoi mes préparatifs incluaient notamment le choix des armes. Tout en sélectionnant les plus petites et les plus meurtrières de mon arsenal, je réfléchissais au vol des bandes.
Briggs avait raison. Il fallait être très riche pour se permettre de reproduire l’équipement enfermé à Dallas. Sans compter que la chose nécessitait des travaux de recherches, car certaines des techniques employées restaient protégées par des brevets. J’ai cherché parmi mes concurrents. Douglas ? Non. Il avait beau me haïr, il n’aurait pas été imaginer un moyen aussi compliqué de me nuire, à supposer qu’il ait décidé que cela en valait la peine. Krellson ? Il l’aurait fait s’il avait pu, mais je le surveillais de si près qu’il n’aurait jamais eu l’occasion de réaliser un plan de cette envergure. Dame Quoil de Rigel ? Elle devait être maintenant au bord de la sénilité. Ses filles, qui dirigeaient son empire, ne se seraient pas payé le luxe d’une revanche aussi coûteuse, j’en suis persuadé. Qui, alors ?
J’ai fouillé dans mes archives ; il n’y avait aucune trace de transaction récente. Pour plus ample information, j’ai envoyé un câble à l’Office d’Enregistrement Central pour ce secteur stellaire. Mais, avant que la réponse arrive, j’ai reçu celle de Marling à mon message expédié de Driscoll.
Viens sur Megapei immédiatement : telle était sa teneur. Rien d’autre, aucune des formules fleuries caractéristiques de la langue écrite pei’enne. Simplement cette injonction dont la sécheresse dénotait le caractère d’urgence. Ou l’état de Marling avait empiré plus vite qu’il ne le prévoyait, ou j’avais mis dans le mille avec ma demande de renseignement.
J’ai laissé des instructions pour faire suivre la réponse de l’OEC à Megapei, Megapei, Megapei, et j’ai décollé sur-le-champ.
4
Megapei. Si vous devez choisir un endroit pour mourir, autant qu’il soit confortable. C’est le principe auquel avaient sagement obéi les Pei’ens. L’endroit était plutôt sinistre quand ils l’ont découvert, m’a-t-on dit. Mais ils l’ont remis à neuf avant de s’y installer et de commencer à se mettre à mourir.
La planète, qui a environ cent dix mille kilomètres de diamètre, possède deux grands continents dans l’hémisphère Nord et trois plus petits dans l’hémisphère Sud. Le plus étendu des deux du Nord ressemble à une grosse théière inclinée en position verseuse (avec le haut de la poignée brisé), et l’autre évoque une feuille de lierre dont une chenille vorace aurait entamé la pointe nord-ouest. Ils sont séparés l’un de l’autre par une distance approximative de mille trois cents kilomètres, et le bas de la feuille de lierre plonge d’environ cinq degrés dans la zone tropicale. La théière est à peu près de la taille de l’Europe. Quant aux trois continents de l’hémisphère Sud, ils ont l’air de continents et de rien d’autre, c’est-à-dire que ce sont des morceaux irréguliers de vert et de gris qu’entoure une mer de cobalt. Il y a en outre, éparpillées à travers le globe, une multitude de petites îles et plusieurs de moyenne importance. Les calottes glaciaires sont peu étendues et leur zone d’influence est limitée. La température est agréable, en raison de la proximité de l’équateur et de l’écliptique. Les continents sont tous dotés de plages riantes et de paisibles sommets montagneux, avec, entre les deux, l’habitat le plus délicieux qui se puisse rêver. Ainsi en ont décidé les Pei’ens.
Il n’y a pas de grandes villes, et la ville de Megapei dans le continent de Megapei, sur cette planète Megapei, n’est donc pas une grande ville. (Megapei le continent est la feuille de lierre à la pointe entamée. Megapei la ville est située au bord de la mer au milieu de cette encoche.) À l’intérieur de la ville chaque habitation est séparée des autres au moins par un kilomètre.
J’ai fait deux fois le tour de la planète, pour avoir le temps de contempler ce chef-d’œuvre. Comme toujours je ne voyais rien à changer. Les Pei’ens étaient mes maitres et le seraient toujours pour ce qui était de la pratique de l’art ancien.
Les souvenirs me revenaient, souvenirs des jours heureux à l’époque où je n’étais pas encore riche, célèbre et détesté.
La population de la planète entière était inférieure à un million d’individus. J’aurais pu venir me perdre ici, comme je l’avais déjà fait une fois, et m’établir sur Megapei pour le restant de mes jours. Je savais que je ne le ferais pas. Pas encore, en tout cas. Mais c’est agréable parfois de rêver.
À mon second passage, j’ai pénétré dans l’atmosphère, et, quelque temps après, les vents chantaient autour de moi, et le ciel indigo devenait violet, puis azur foncé, avec les virga des cirrus en suspens entre l’existence et le néant.
Le terrain où je me suis posé avoisinait la demeure de Marling. Après avoir verrouillé le vaisseau, je me suis mis en route, une mallette à la main, vers la tour qu’il habitait à un kilomètre de distance.
En suivant le chemin familier qu’ombrageaient des arbres aux larges feuilles, je me suis mis à siffler, imité aussitôt par un oiseau. Je ne voyais pas encore la mer mais je sentais son odeur. Tout était comme des années avant, quand je m’étais attelé à la tâche impossible de concurrencer les dieux, avec le seul espoir de trouver l’oubli, pour découvrir finalement bien autre chose.