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Mes souvenirs pareils à des diapositives ternies se sont illuminés soudain quand j’ai successivement rencontré un énorme rocher moussu, un arbre géant du nom de parton, un crybbl (animal de couleur lavande, à l’aspect de lévrier et à la taille de poney) qui s’est enfui en quelques bonds, une voile jaune sur la mer brusquement apparue, puis la digue de Marling en contrebas dans la baie, et enfin la tour haute et mauve, sereine et sévère, dressée par-dessus des vagues, sous le ciel éclatant de soleil, nette comme un pic et plus vieille, bien plus vieille que moi.

J’ai franchi les derniers cent mètres en courant et j’ai frappé du poing l’accès grillagé, en forme d’arche, qui menait à la cour d’entrée. Au bout de deux minutes, un jeune Pei’en qui m’était inconnu est venu me dévisager de l’autre côté. J’ai dit en pei’en : « Je suis Francis Sandow, je viens voir Dra Marling », et il m’a ouvert la grille. Il a attendu que je sois entré, comme le veut la coutume, pour me répondre : « Vous êtes le bienvenu, Dra Sandow. Dra Marling vous recevra dès qu’aura sonné la cloche des marées. Venez vous reposer et prendre une collation. » Je l’ai remercié et l’ai suivi dans l’escalier en spirale.

J’ai absorbé un repas léger dans la chambre où il m’avait conduit. Il me restait plus d’une heure avant le renversement de la marée ; j’ai allumé une cigarette en regardant l’océan par la grande fenêtre basse près du lit, les coudes sur l’appui de couleur grise, plus dur que le plastique intermétallisé.

Étrange de vivre ainsi, pensez-vous ? Une race capable de presque tout, un homme comme Marling capable d’édifier des mondes ? Peut-être. Marling aurait pu être plus riche que Bayner et moi réunis et multipliés par dix, s’il l’avait voulu. Au lieu de cela il avait choisi une tour sur une falaise dominant la mer, en bordure d’une forêt, et il avait décidé d’y vivre jusqu’à sa mort. Je ne chercherai pas de justification morale à cette attitude : désir de se retrancher des civilisations envahissant la galaxie ou simple envie de fuir jusqu’à la compagnie de ses semblables. Toute explication de ce genre serait trop simpliste. Il était là parce qu’il l’avait voulu, et il était inutile d’essayer de pénétrer ses mobiles. Nous n’en étions pas moins frères en esprit, Marling et moi, malgré les différences dans nos forteresses respectives. Il en a eu conscience avant moi, bien que je n’arrive pas à comprendre comment il a su que la puissance pouvait habiter l’étranger de race qui, désemparé, était venu un jour frapper à sa porte, des siècles plus tôt.

Fatigué d’errer sans but, effrayé par le Temps, j’étais allé prendre conseil auprès de la race qu’on prétendait la plus ancienne de toutes. Il est difficile de décrire quel niveau ma peur avait atteint. Voir tout mourir autour de soi… je ne crois pas que vous sachiez ce que c’est. C’est pourquoi, je me suis rendu sur Megapei. Dois-je vous parler un peu de moi ? Pourquoi pas ? J’y pensais en attendant que sonne la cloche.

Je suis né, je l’ai dit, sur Terre au milieu du XXe siècle, cette période de son Histoire où l’homme était parvenu à rejeter les inhibitions et les tabous accumulés sur lui par la tradition, pour s’apercevoir finalement, après quelques brefs ébats, que cela ne faisait pas la moindre différence. Il était toujours aussi vulnérable à la mort, et confronté sa vie durant avec les mêmes problèmes de survie, agrémentés par le fait que Malthus avait raison. J’abandonnai à la fin de la seconde année le vague diplôme que je préparais afin de m’enrôler dans l’armée, en compagnie de mon jeune frère qui sortait du collège. C’est ainsi que je découvris la baie de Tokyo. Plus tard, je repris des études techniques que j’interrompis, puis je crus que j’allais me consacrer à la médecine. Ce fut enfin la biologie qui me retint, et tout en étudiant cette branche en vue de passer ma licence, je me pris d’un intérêt croissant pour l’écologie. En 1991, j’avais vingt-six ans. Mon père était mort, ma mère remariée. Je tombai amoureux d’une fille à qui j’offris le mariage et me retrouvai éconduit, et ma déception m’incita à me porter volontaire pour l’une des premières expéditions vers un autre système solaire. Mes antécédents universitaires éclectiques me permirent d’être sélectionné, et je fus mis en hibernation pour la durée du voyage, qui devait être d’un siècle. À notre arrivée sur Barton, nous fondâmes une colonie. Mais, l’année suivante, je fus victime d’une maladie locale que nous ne savions pas encore guérir. On me remit en hibernation dans l’attente d’une éventuelle thérapeutique. Je fus réveillé et soigné vingt-deux ans plus tard. Huit cargaisons de colons avaient été débarquées entre-temps et un nouveau monde s’étendait devant moi. Cette même année, quatre nouveaux vaisseaux arrivèrent de la Terre ; deux d’entre eux ne faisaient que passer, car ils allaient vers un système plus éloigné rejoindre une colonie encore plus récente. Je pus monter à bord de l’un d’eux en changeant de place avec un colon qui avait la frousse de continuer. J’estimais que c’était une occasion unique. Comme j’avais oublié le visage et même le nom de la fille qui avait été le prétexte de mon départ initial, mon désir d’aller de l’avant n’était plus dû qu’à la curiosité, au dépit de voir déjà domestiqué l’environnement où je me trouvais, sans même y avoir pris part. Il me fallut un siècle et quart en hibernation pour atteindre cette nouvelle destination, et la planète ne me plut pas. Huit mois plus tard, je signai un contrat pour un long parcours : un voyage de deux cent soixante-six ans pour Bifrost, qui allait être l’avant-poste le plus reculé de l’humanité, si nous arrivions à en tirer quelque chose. Bifrost était sinistre et me terrorisa, et j’acquis la conviction que je ne devais pas être fait pour la vie de colon. Je fis encore un voyage pour m’évader de là, et ce fut trop tard. Soudain les hommes étaient présents partout dans la galaxie, des rapports s’étaient noues avec d’autres races intelligentes, les voyages interstellaires se faisaient en quelques semaines ou quelques mois au lieu de prendre des siècles. Y avait-il de quoi rire ? À mon avis, oui. Je pensais que c’était une énorme plaisanterie. Puis on s’aperçut autour de moi que je devais être le doyen des hommes vivants, sans doute le dernier survivant du XXe siècle. On me parla de la Terre. On m’en montra des photos. Alors je cessai de rire, car la Terre était devenue un monde différent. Je me suis senti subitement très seul. Tout ce que j’avais appris au cours de mes études était ravalé au rang des antiquités. Je n’avais qu’une chose à faire. Je revins juger par moi-même. Je retournai à l’école et découvris que j’étais encore capable d’apprendre. Mais je continuais d’avoir peur. Je ne me sentais pas à ma place. Puis je fus mis au courant de la seule chose qui pouvait me donner une prise sur le Temps, la seule chose qui pouvait me retirer le sentiment d’être le dernier survivant de l’Atlantide en train de défiler dans Broadway, la seule chose qui pouvait me rendre supérieur au monde étrange où je vivais. J’entendis parler des Pei’ens, une race alors nouvellement découverte, aux yeux de laquelle toutes les merveilles scientifiques de la Terre du vingt-septième siècle – y compris les traitements qui avaient ajouté deux siècles à ma longévité future – semblaient de l’histoire ancienne. Alors je me suis rendu sur Megapei, sur le point de perdre la raison, j’ai frappé à l’entrée d’une tour prise au hasard jusqu’à ce qu’on me réponde, et j’ai dit :

— Je vous en prie, enseignez-moi.

J’étais allé à la tour de Marling, sans rien savoir à l’époque… Marling, l’un des vingt-six Noms vivants.