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Lorsque a sonné la cloche des marées, le jeune Pei’en est venu me chercher et il m’a conduit en haut de l’escalier en spirale. Il a pénétré dans la pièce et j’ai entendu la voix de Marling le saluer.

— Dra Sandow est ici pour vous voir, a-t-il répondu.

— Alors prie-le d’entrer.

Le jeune Pei’en est revenu vers moi :

— Il vous prie d’entrer.

— Merci.

Je suis passé dans la pièce.

Marling était assis le dos tourné, face à la fenêtre donnant sur la mer, comme je m’attendais à le trouver. Les trois vastes murs de sa chambre en forme d’éventail étaient d’un vert jade pâli, et le lit était étroit, long et bas. L’un des murs était occupé par une énorme console un peu poussiéreuse. Et la petite table de chevet, qui n’avait pas dû bouger depuis des siècles, portait toujours la figurine orange évoquant un dauphin pourvu de cornes en train de bondir.

— Dra, bonjour, ai-je dit.

— Approche que je puisse te regarder.

J’ai contourné son siège pour lui faire face. Il avait maigri et sa peau était plus sombre.

— Tu as fait vite, a-t-il remarqué tout en observant mon visage.

J’ai hoché la tête :

— Tu avais dit immédiatement.

Il a émis un sifflement bruyant, l’équivalent pei’en de l’éclat de rire :

— Comment as-tu traité la vie ?

— Avec respect, déférence et peur.

— Et ton travail ?

— Pour le moment je suis entre deux contrats.

— Assieds-toi.

Il m’a désigné une banquette le long de la fenêtre et j’y ai pris place.

— Dis-moi ce qui s’est passé.

— Des photos, ai-je dit. J’ai reçu des photos de gens que je connaissais – des gens morts depuis un certain temps. Ils sont tous morts sur Terre, et j’ai appris récemment que leurs bandes de rappel ont été volées. Il est donc possible qu’ils soient vivants quelque part. J’ai ensuite reçu ceci.

Je lui tendais la lettre signée Vert Vert. Il l’a prise et l’a lue attentivement :

— Sais-tu où se trouve cette Ile des Morts ?

— Oui, sur un monde que j’ai créé.

— Tu vas t’y rendre ?

— Oui. Je le dois.

— Vert Vert doit être, je pense, Vervair-tharl de la ville de Dilpei. Il te hait.

— Pourquoi ? Je ne le connais même pas.

— Peu importe. Ton existence l’offense, et il veut être vengé de cet affront. Ceci est regrettable.

— C’est aussi mon avis. Surtout s’il parvient à ses fins. Mais en quoi mon existence l’offense-t-elle ?

— Tu es le seul porteur de Nom qui ne soit pas de notre race. Il fut un temps où l’on pensait que seul un Pei’en pouvait maîtriser l’art qui t’a été enseigné – et encore peu d’entre nous en étaient-ils capables. Vervair a suivi l’apprentissage jusqu’au bout. Il devait être le vingt-septième. Mais il a échoué à l’épreuve finale.

— L’épreuve finale ? Je croyais qu’elle n’était qu’une question de pure forme.

— Tu as pu en avoir l’impression, mais détrompe-toi. Ainsi, après un demi-siècle d’étude auprès de Delgren de Dilpei, lui était-il interdit d’accéder à la profession. Il en conçut quelque amertume. Il parlait souvent du fait que le dernier admis n’était même pas un Pei’en. Puis il a quitté Megapei. Avec l’expérience qu’il avait acquise, bien sûr, il n’a pas tardé à s’enrichir.

— Cela remonte à quand ?

— À plusieurs centaines d’années. Peut-être six cents.

— Et tu penses qu’il a passé ce temps à me haïr et à méditer une vengeance ?

— Oui. Rien ne le pressait, et pour être réussie une vengeance doit être préparée avec soin.

Il est toujours curieux d’entendre un Pei’en parler ainsi. Quoique éminemment civilisés, ils ont fait de la vengeance un de leurs modes de vie. C’est sans nul doute une autre des raisons de leur extinction. Certains d’entre eux tiennent des registres de vengeance – de longues listes détaillées de tous ceux qu’ils ont décidé de châtier, avec des notes sur la progression de chaque plan de vengeance. Pour avoir aux yeux d’un Pei’en quelque prix, la vengeance doit être compliquée, soigneusement ourdie et déclenchée, et elle doit aboutir avec une précision diabolique de nombreuses années après l’affront qui l’a motivée. On m’avait expliqué que tout le plaisir réside, en fait, dans les préparatifs, dans l’élaboration du plan. La mort, la folie, le défigurement ou l’humiliation qui en résultent sont secondaires. Marling m’avait un jour confié qu’il avait eu trois vengeances qui s’étaient étalées sur mille ans, et ce n’est pas un record. C’est vraiment un art de vivre. C’est une source de réconfort, un objet de contemplation qui réjouit le cœur de l’individu déçu par les choses de la vie ; c’est une occasion de satisfaction lorsque les facteurs de la vengeance s’alignent l’un après l’autre, en autant de petits triomphes jusqu’à l’heure de l’accomplissement ; enfin c’est l’origine d’un plaisir esthétique – certains parlent même d’expérience mystique – quand la situation se dénoue et que se referme le piège savamment élaboré. L’instruction de ce système fait partie de l’éducation des enfants, car il faut être pleinement familiarisé avec lui pour avoir une chance d’atteindre un âge avancé. Pour ma part j’avais dû l’apprendre à la hâte, et il me manquait certains points essentiels.

— Que me conseilles-tu de faire ? ai-je demandé.

— Comme il est inutile d’essayer de fuir la vengeance d’un Pei’en, a-t-il répondu, je te recommanderai de découvrir immédiatement où il se trouve et de le défier d’accomplir avec toi une marche à travers la nuit de l’âme. Je te munirai de racines de glitten fraîches avant ton départ.

— Merci. Je ne suis pas très versé là-dedans, tu le sais.

— C’est facile, et l’un de vous deux mourra, ce qui résoudra votre problème. S’il accepte, tu ne dois donc avoir aucun souci. Si c’était toi qui mourais, tu serais vengé par mes héritiers.

— Merci, Dra.

— Ce n’est rien.

— Et quel rapport entre Belion et Vervair ?

— Belion est présent.

— Comment cela ?

— Ils ont passé un accord tous les deux.

— Et… ?

— C’est tout ce que je sais.

— Tu penses que Vervair relèvera mon défi ?

— Je l’ignore. (Et il a ajouté :) Regardons monter la mer.

C’est ce que j’ai fait en me tournant vers la fenêtre, et il n’a repris la parole qu’une demi-heure plus tard pour me dire :

— C’est tout.

— Il n’y a rien d’autre à dire ?

— Non.

Le ciel s’assombrissait et les voiles disparaissaient de l’océan. Je sentais l’odeur de la mer, je l’entendais mugir, je voyais à distance sa masse sombre et déferlante, tachetée de moutons. Bientôt je savais que j’entendrais le cri d’un oiseau invisible, et je l’ai entendu. Je me suis réfugié un long moment dans un recoin de mon esprit, réfléchissant aux choses que j’avais laissées ici longtemps avant, puis oubliées, et à celles que je n’avais jamais comprises entièrement.

Mon Grand Arbre chancelait, la Vallée des Ombres s’estompait, l’Ile des Morts n’était plus qu’un bloc rocheux jeté dans la baie, s’enfonçait au fond de l’eau sans même en troubler la surface. J’étais seul, absolument seul. Je connaissais à l’avance les prochains mots que j’allais entendre ; et ils ont frappé quelque temps après mon oreille.

— Fais avec moi le voyage cette nuit, me disait Marling.