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— Dra…

Il n’a rien répondu et j’ai ajouté :

— Est-ce que ce doit être cette nuit ?

Toujours pas de réponse. J’ai repris :

— Où donc résidera Lorimel aux Nombreuses Mains ?

— Dans le néant bienheureux, avant de revenir, comme toujours.

— Et tes dettes, tes ennemis ?

— Tout est réglé.

— Tu avais parlé de l’année prochaine, à la cinquième saison.

— Ce délai est maintenant modifié.

— Je vois.

— Nous passerons la nuit à converser, fils de la Terre, pour que je puisse te révéler mes derniers secrets avant le lever du soleil. Assieds-toi.

Et je me suis mis à ses pieds, comme aux jours lointains vus à travers la fumée de la mémoire. Et il a commencé à parler, et j’ai fermé les yeux pour l’écouter.

Il savait ce qu’il faisait, il savait ce qu’il voulait. Mais cela ne l’empêchait pas d’éprouver de la peur et de la tristesse. Il m’avait choisi pour être son guide, le dernier être vivant sur lequel se poserait son regard. C’était l’honneur le plus grand dont il pût gratifier un homme, et je n’en étais pas digne. Je n’avais pas fait de ses dons l’usage que j’aurais dû. J’avais gâché certaines de mes possibilités. Je savais qu’il ne l’ignorait pas. Mais c’était sans importance. J’étais son fils spirituel. Ce qui faisait de lui le seul être à travers toute la galaxie qui me rappelât mon père, mort depuis plus de mille années. Il m’avait pardonné mes offenses.

La peur et la tristesse…

Pourquoi maintenant ? Pourquoi avait-il choisi ce moment ?

Parce qu’il ne pouvait y en avoir un autre.

Marling estimait que j’étais lancé dans une aventure dont j’avais peu de chances de revenir. Ce devait donc être là notre dernière entrevue. « J’irai avec toi et je serai ton guide, car tu as besoin que je marche à ton côté. » Une phrase qui convenait bien à la Peur, bien qu’elle eût été prononcée par la Sagesse. L’une et l’autre ont des choses en commun, si l’on y pense.

Mais il ne convenait pas que nous parlions de la tristesse ou de la peur. Nous avons parlé plutôt des mondes que nous avions créés, des endroits que nous avions édifiés et vus se peupler, de toutes les sciences qui permettent de transformer un amas pierreux en lieu propre à la vie, et pour finir nous avons parlé de notre art. Le jeu de l’écologie est bien plus compliqué que n’importe quel jeu d’échecs, il défie la mise en équation par le plus perfectionné des ordinateurs. Ceci parce qu’en dernier ressort les problèmes posés sont de nature esthétique plutôt que scientifique. Toute la puissance mentale contenue derrière les sept portes de la chambre de l’esprit est certes requise ; mais le facteur déterminant reste ce qu’il faut bien appeler, faute d’un terme moins impropre, l’inspiration. Notre conversation s’est attardée sur les diverses sources d’inspiration, et le vent nocturne s’est levé de la mer, si froid et si perçant que j’ai dû fermer la fenêtre et allumer un petit feu, qui s’est mis à flamboyer comme un objet sacré dans cette atmosphère riche en oxygène. J’ai oublié les mots qui furent prononcés cette nuit-là. Je ne garde que des images muettes, souvenirs distants patinés par le temps. « C’est tout », comme l’avait dit Marling, et à la fin ce fut l’aube.

Quand le ciel a commencé à blanchir, il m’a remis les racines de glitten, puis il est demeuré sans parler, et nous avons procédé aux derniers préparatifs.

Environ trois heures plus tard, j’ai appelé les domestiques et leur ai ordonné de convoquer des pleureuses et d’envoyer quelqu’un ouvrir le caveau de famille dans la montagne. À l’aide de l’équipement de Marling, j’ai envoyé des faire-part aux vingt-cinq autres Noms vivants, ainsi qu’à ceux de ses amis, parents et connaissances dont il avait dit souhaiter la présence. Puis j’ai apprêté le corps ancien et vert sombre qu’il avait porté, je suis descendu à la cuisine pour déjeuner, j’ai allumé un cigare et suis parti marcher au bord de la mer où des voiles jaunes et pourpres se détachaient à nouveau sur l’horizon, et je me suis assis en fumant près d’une flaque laissée par la marée.

Je me sentais engourdi. C’est le meilleur mot qui convienne pour définir l’état où je me trouvais. J’étais déjà venu ici, et comme autrefois je repartais l’âme marquée d’une inscription indéchiffrable. J’aurais voulu éprouver de nouveau tristesse et peur. Mais je ne ressentais rien, pas même de la colère. Plus tard cela viendrait, je le savais ; mais pour le moment j’étais trop jeune ou trop vieux.

Pourquoi le jour et l’océan brillaient-ils devant moi d’un tel éclat ? Pourquoi l’air salé passait-il en moi comme une flamme joyeuse, pourquoi les cris de la vie venus des bois étaient-ils une musique à mon oreille ? La Nature est moins compatissante que ne voudraient le faire croire les poètes. Seuls quelques êtres sont touchés quand vous fermez votre porte pour ne plus la rouvrir. Je resterais à Megapei et j’entendrais le chant funèbre destiné à Lorimel aux Nombreuses Mains, au son des flûtes millénaires qui en recouvriraient la mélodie comme un drap recouvre une statue. Puis Shimbo marcherait à nouveau dans la montagne, en procession avec les autres, et moi, Francis Sandow, j’assisterais à l’ouverture de la caverne et, dans le gris et le noir de charbon, à la fermeture de la crypte. Je passerais encore quelques jours sur place, pour aider à mettre en ordre les affaires de mon maître, puis j’entreprendrais mon propre voyage… qui peut-être s’achèverait de la même façon, mais c’est la vie.

Assez de pensées nocturnes en plein matin. Je me suis levé et je suis rentré à la tour pour attendre.

Les jours qui suivirent, Shimbo marcha de nouveau. Je me rappelle le tonnerre, comme en rêve. Il y avait le tonnerre et les flûtes, et les hiéroglyphes féroces des éclairs par-dessus les montagnes, sous les nuages. Cette fois la Nature pleurait, car Shimbo menait le deuil. Je me rappelle la procession verte et grise défilant à travers la forêt jusqu’au lieu où s’arrêtent les arbres et où la poussière laisse place à la pierre. Je marchais derrière le chariot grinçant, mon masque de porteur de Nom sur le visage, le châle roussi du deuil sur les épaules, et mes mains tenaient le masque de Lorimel aux yeux voilés d’un bandeau noir. Sa lumière ne luirait plus dans les temples, sauf si le Nom allait à un autre. Mais je sais qu’elle avait brillé un instant, au moment de sa mort, dans chaque sanctuaire de l’univers. Puis la dernière porte fut refermée, dans le gris et le noir de charbon. Un rêve étrange, n’est-ce pas ?

Quand tout a été fini, je suis resté une semaine à la tour, comme on l’attendait de moi. Je jeûnais, et mes pensées n’appartenaient qu’à moi. Au cours de cette semaine, j’ai reçu un message de l’Office d’Enregistrement Central, relayé par Terre Libre. Je ne l’ai ouvert que le dernier jour et j’ai appris en le lisant que c’était la Compagnie du Développement Vert qui était actuellement propriétaire d’Illyria.

Avant la fin de la journée, j’avais pu m’assurer sur place que la Compagnie du Développement Vert était aux mains de Vervair-tharl de Dilpei, ex-étudiant de Delgren de Dilpei lequel portait le Nom de Clice dont la Bouche Engendre l’Arc-en-ciel. J’ai appelé Delgren en demandant à le voir le lendemain. Puis j’ai rompu mon jeûne et j’ai dormi longtemps. Je ne me souviens d’aucun rêve.

Malisti n’avait rien découvert ni personne sur Driscoll. Delgren de Dilpei me fut de peu d’utilité, car il n’avait pas vu son ancien élève depuis des siècles. Il laissa entendre qu’il préparait une surprise à Vervair si celui-ci remettait jamais les pieds sur Megapei. Je me demandais si leurs sentiments et leurs plans étaient réciproques.