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Mais tout cela ne comptait plus. Mon temps sur Megapei était arrivé à sa fin.

J’ai lancé le Model T dans le ciel et l’ai poussé jusqu’à ce que l’espace et le temps cessent d’être un espace et un temps. Puis j’ai continué ma course.

J’ai anesthésié le médius de ma main gauche et l’ai incisé pour y implanter un cristal à laser avec circuit piézoélectrique, puis j’ai refermé l’entaille et enveloppé ma main pendant quatre heures dans un pansement régénérateur. Il n’y avait pas trace de cicatrice. En cas d’usage j’éprouverais une violente brûlure et j’y perdrais un peu de peau, mais si j’allongeais ce doigt, les autres refermés et la paume vers le haut, il émettrait un rayon capable de percer un bloc de granit de soixante centimètres d’épaisseur. J’ai empaqueté dans un havresac des rations alimentaires, des médicaments, ainsi que les racines de glitten. Je n’avais pas besoin de boussole ni de cartes, bien entendu, mais j’ai pris aussi une torche, des allumettes, une feuille de plastique et des lunettes de vision nocturne.

J’avais décidé de ne pas opérer ma descente à bord du Model T, mais de laisser celui-ci en orbite et de me servir d’un radeau antigravité. Je comptais rester une semaine illyrienne à la surface de la planète. Je programmerais le Model T pour qu’à la fin de ce délai il descende au niveau du plus puissant des nœuds énergétiques – et qu’il revienne ensuite une fois par jour.

J’ai dormi et mangé. J’ai attendu. J’ai nourri ma haine.

Puis un jour s’est élevé un bourdonnement, transformé bientôt en sifflement. Le silence est revenu. Les étoiles tombaient comme une averse de grêle, puis elles se sont stabilisées. L’une d’elles, plus brillante que les autres, se détachait en face de moi.

J’ai vérifié la position d’Illyria et me suis dirigé vers le lieu de mon rendez-vous.

Quelques jours ou quelques vies plus tard, je le regardais de près : un petit monde vert opale, avec des mers étincelantes et d’innombrables baies, criques, lacs et fjords ; une végétation luxuriante sur les trois continents tropicaux, des étendues boisées et de nombreux lacs sur les quatre tempérés ; pas de vraies montagnes mais beaucoup de collines ; neuf petits déserts pour l’amour de la variété ; un fleuve à méandres, long comme la moitié du Mississippi ; un système de courants océaniques dont j’étais réellement fier ; et une chaîne de montagnes de huit cents kilomètres de long que j’avais élevée entre deux continents. J’ai regardé une perturbation orageuse se former près de l’équateur, se déplacer vers le nord et se résoudre en pluie au-dessus de l’océan. L’une après l’autre, tandis que j’approchais, les trois lunes – Flopsus, Mopsus et Kattontalus – ont partiellement éclipsé la planète.

J’ai placé le Model T en large orbite elliptique au delà de la lune la plus éloignée, espérant qu’il serait ainsi hors de portée des systèmes de détection. Puis j’ai travaillé à résoudre le problème des descentes : la mienne et plus tard celle du vaisseau.

Après avoir contrôlé ma position et enclenché un dispositif de réveil, je me suis offert un somme. À mon réveil, j’ai vérifié le bon fonctionnement du radeau et passé en revue mon équipement. J’ai pris une douche ultrasonique, me suis habillé d’une chemise noire et d’un pantalon de même couleur, ainsi que d’une combinaison imperméable en un tissu synthétique dont je ne me rappelle jamais le nom, bien que je possède la compagnie qui le fabrique. J’ai enfilé des bottes en y introduisant le bas du pantalon. J’ai agrafé à ma taille un ceinturon de cuir souple, dont les deux boucles pouvaient servir de poignées pour le fil à étrangler dissimulé dans la couture centrale. Au niveau de la hanche droite, j’ai suspendu la gaine abritant un pistolet laser, et j’ai accroché derrière moi une rangée de petites grenades. J’ai passé autour du cou un pendentif muni d’une bombe miniaturisée, et à mon poignet droit j’ai attaché un bracelet-montre réglé sur le temps d’Illyria, qui projetait un gaz paralysant quand on tirait le remontoir avec les aiguilles en position sur 9 heures. Enfin j’ai mis dans mes poches un mouchoir, un peigne et les restes d’une patte de lapin vieille de mille ans. J’étais prêt.

Mais il me fallait attendre. Je voulais descendre à la nuit tombée, en tourbillonnant comme un duvet de chardon, sur le continent nommé Splendida. Je comptais atterrir à moins de trois cents et plus de cent kilomètres de mon but.

Le moment venu, j’ai fixé à mon dos le havresac et, après être passé dans le compartiment spécial, je suis monté à bord du radeau dont j’ai refermé hermétiquement l’habitacle en forme de bulle. Puis j’ai appuyé sur le bouton libérant l’ouverture du panneau extérieur. Il s’est relevé, me dévoilant le croissant lunaire qu’était devenue ma planète. L’astronef éjecterait le radeau à l’instant voulu. Il me suffirait de contrôler la descente une fois que j’aurais pénétré dans l’atmosphère. En raison des éléments antigravité incorporés à sa coque, le radeau – avec moi à son bord – ne pesait guère plus d’un kilo. Il possédait des gouvernails, des ailerons, des stabilisateurs, ainsi qu’un système de voiles et de parachutes. C’était moins un planeur qu’un voilier destiné à naviguer dans un océan à trois dimensions. J’ai continué d’attendre, en regardant le déferlement de la nuit chasser le jour à la surface d’Illyria. Mopsus est apparu à ma vue, tandis que disparaissait Kattontalus. Ma cheville droite se mettait à me démanger.

J’étais en train de la gratter quand une lumière bleue s’est allumée au-dessus de moi. J’ai attaché mes courroies de sécurité. La lumière bleue a fait place à une rouge.

Je me suis décontracté. Le vibreur a retenti et la lumière rouge s’est éteinte, j’ai ressenti comme la ruade d’un mulet dans l’arrière-train, et tout autour de moi ce furent les étoiles, et devant moi la tache sombre d’Illyria, que n’encadraient plus les contours d’un hublot.

Je dérivais, non vers le bas mais en avant. Une sensation de mouvement et non de chute, et encore était-elle indiscernable quand je fermais les yeux. La planète était un trou au fond d’un puits sombre. Elle grandissait lentement. La chaleur avait envahi la capsule, et il n’y avait d’autre bruit que mon souffle, les battements de mon cœur et le sifflement de l’air comprimé.

En tournant la tête, je n’ai plus aperçu le Model T. Donc tout allait bien.

Il y avait des années que je ne m’étais plus servi d’un radeau antigravité sinon pour le plaisir. Et chaque fois, comme maintenant, mon esprit revenait à un ciel d’avant l’aube, au grondement de la mer, à l’odeur de la sueur, à l’amer arrière-goût de la Dramamine dans ma gorge et au crépitement des premiers tirs d’artillerie au moment où les péniches de débarquement approchaient de la plage. À cette époque, comme aujourd’hui, j’essuyais mes paumes sur mes genoux et je tâtais le fond de ma poche gauche pour y toucher la patte de lapin. C’était drôle. Mon frère aussi en avait une. Il aurait raffolé du radeau antigravité. Il aimait les avions, les planeurs, les bateaux à voile. Il aimait le ski nautique, la plongée sous-marine, les acrobaties sur terre et dans les airs – c’est pourquoi il s’était engagé dans l’armée de l’air, c’est pourquoi aussi il a récolté le paquet, sans doute. On ne peut rien attendre de plus d’une saleté de patte de lapin.

Les étoiles distantes et froides se sont mises à étinceler comme l’amour divin, lorsque j’ai abaissé le pare-soleil. Mais Mopsus continuait de réfléchir la lumière et de la transmettre vers le fond du puits. Elle occupait l’orbite centrale. La plus proche de la planète était Flopsus, mais celle-ci se trouvait en ce moment de l’autre côté. Habituellement génératrices de mers tranquilles, les trois lunes provoquaient toutes les vingt et quelques années de magnifiques mouvements de marée quand elles étaient en conjonction. On voyait alors apparaître des îles de corail dans de soudains déserts pourpres et orangés, tandis que les eaux refluaient, puis s’enflaient jusqu’à devenir une montagne verte se dressant tout autour du monde ; et des pierres, des ossements, des cadavres de poissons, des épaves gisaient sur le sable comme les empreintes de Protée, et ensuite venaient les vents, les inversions de température, les plaines de nuages, les cathédrales du ciel ; et les pluies se déversaient, et les montagnes liquides se brisaient sur la terre dans le fracas des cités féeriques et des îles magiques retournées aux profondeurs, tandis que Protée, Dieu sait où, éclatait d’un rire pareil au tonnerre et qu’à chaque éclair brillant le trident de Neptune, chauffé à blanc, s’abaissait en grésillant.