Maintenant Illyria ressemblait à des rayons de lune sur de la gaze. Quelque part un félin bougerait bientôt dans son sommeil. Il s’éveillerait, s’étirerait, se lèverait et se mettrait en chasse. Au bout d’un moment il regarderait le ciel et la lune, et l’espace au delà de celle-ci. Puis un murmure se répandrait à travers les vallées et les feuilles frémiraient sur les arbres. Ils sentiraient ma venue. Nés de mon système nerveux, fractionnés à partir de mon ADN, modelés dans leur cellule originelle par le seul pouvoir de mon esprit, tous ils sentiraient ma venue, et ce serait l’attente. Oui, mes enfants, j’arrive. Car Belion a osé marcher parmi vous…
Je continuais de descendre.
Si seulement c’était un homme qui m’attendait sur Illyria, la tâche eût été facile. Dans le cas présent, je le savais, mon armement n’était qu’un attirail. Face à un homme, je ne m’en serais même pas encombré. Mais Vert Vert n’était pas un homme ; il n’était pas même un Pei’en – ce qui en soi est déjà redoutable. Ou plutôt il était plus que l’un et l’autre.
Il portait un Nom, quoique abusivement ; et les porteurs de Noms peuvent influencer les êtres vivants et même les éléments qui les entourent, quand ils fusionnent avec l’ombre qui réside derrière le Nom. Je ne cherche pas à faire de théologie. J’ai entendu expliquer scientifiquement les choses. Disons qu’il faut admettre l’alliance de la schizophrénie volontaire, du complexe divin et des facultés extra-sensorielles, en y ajoutant le nombre d’années d’entraînement que doit subir un faiseur de mondes.
Ce qui m’agaçait, c’était que Vert Vert ait choisi un monde de ma création pour la rencontre. J’ignorais ce qu’il y avait fait et cela me tracassait. Quelles modifications y avait-il apportées ? Il avait choisi l’appât parfait. Le piège était-il aussi parfait ? Est-ce que Vert Vert pensait avoir l’avantage ? Il ne pouvait néanmoins être sûr de rien, pas contre un autre porteur de Nom. Pas plus que moi d’ailleurs.
Avez-vous déjà assisté à la lutte de deux poissons de combat du Siam ? Ça n’a rien à voir avec les combats de coqs, les batailles de chiens ou le duel du serpent et de la mangouste. Ça ne ressemble à rien d’autre de connu. On place deux mâles dans le même bocal. Ils commencent par décrire des mouvements rapides, en déployant leurs nageoires brillantes, comme des ombres rouges, bleues et vertes, et en dilatant leurs branchies. Ils donnent ainsi l’illusion d’augmenter brusquement de taille. Puis ils s’approchent l’un de l’autre avec lenteur, ils restent côte à côte pendant une quinzaine de secondes. Et ensuite un mouvement se produit, si accéléré que l’œil ne peut même pas suivre ce qui se passe. Puis ils recommencent à nager tranquillement, lentement. Puis soudain, encore le tournoiement coloré. Puis la nage tranquille. Puis le mouvement. Et ainsi de suite. Les nageoires colorées sont trompeuses. Mais au bout de quelque temps on voit qu’un brouillard rougeâtre les entoure. Encore une brusque agitation. Puis le ralentissement, et on s’aperçoit alors que leurs mâchoires sont soudées l’une à l’autre. Une minute se passe, peut-être deux. Puis l’un d’eux ouvre la mâchoire et s’éloigne. Et l’autre reste à la dérive.
C’était ainsi que j’envisageais ce qui m’attendait.
J’ai dépassé la lune, et la masse sombre de la planète qui grossissait devant moi m’a dissimulé les étoiles. Ma descente ralentissait et, lorsque j’ai pénétré dans les couches supérieures de l’atmosphère, le radeau flottait doucement. Le reflet de la lune sur des centaines de lacs évoquait autant de pièces de monnaie jetées au fond d’un bassin sombre.
J’ai cherché des signes de lumière artificielle sans en déceler aucun. Flopsus, qui apparaissait à l’horizon, ajoutait sa lumière à celle de sa sœur. Au bout d’une demi-heure, je pouvais distinguer les reliefs principaux du continent. Tout en reliant cette image à mes souvenirs et à mon instinct, j’ai commencé à orienter le radeau.
Glissant et tournoyant comme une feuille qui tombe par un jour tranquille, j’ai plané vers la surface de la planète. Le lac Achéron, où se trouve l’Ile des Morts, était situé selon mes calculs à environ mille kilomètres au nord-ouest.
J’ai vu des nuages apparaître loin au-dessous de moi et je les ai dépassés tout en poursuivant mon vol. Durant la demi-heure suivante, j’ai perdu peu d’altitude et parcouru une soixantaine de kilomètres en direction de mon but. Je me demandais quels systèmes de détection pouvaient être en activité sous moi.
Des courants aériens instables m’ont saisi, et j’ai tenté un moment de leur résister avant de me décider à descendre de près de mille mètres pour leur échapper.
Pendant plusieurs heures ensuite, j’ai poursuivi ma route régulièrement en direction du nord-ouest. À quinze mille mètres d’altitude, j’étais encore à six cents kilomètres de ma destination.
Au cours de l’heure suivante, je suis descendu de six mille mètres tout en parcourant cent kilomètres. Tout semblait se passer à merveille, sans qu’il soit question de systèmes détecteurs.
L’aube pointait à l’est, et j’ai accéléré pour la gagner de vitesse. C’était comme de plonger au fond d’un océan, en passant des eaux claires aux eaux obscures. Mais la lumière me suivait, je devais continuer ma fuite. Je suis passé à travers un banc de nuages, tout en estimant ma position. Combien de kilomètres encore pour atteindre le lac Achéron ?
Peut-être trois cents.
La lumière de l’aube m’a rattrapé et dépassé. Je suis descendu à quatre mille cinq cents mètres en avançant de quatre-vingts kilomètres.
Je planais à mille mètres quand l’aurore s’est manifestée. J’ai continué de perdre de l’altitude pendant dix minutes, puis j’ai aperçu un espace dégagé que j’ai choisi pour atterrir.
À l’est le soleil se levait. Je ne devais pas être à plus de cent cinquante kilomètres du lac Achéron. J’ai ouvert l’habitacle du radeau après avoir appuyé sur le bouton d’autodestruction. Puis j’ai sauté au sol et me suis mis à courir.
Un instant plus tard, le radeau s’est affaissé et a commencé à se désagréger. J’ai ralenti mon allure et j’ai traversé la plaine en direction de la forêt.
5
Les cinq minutes qui ont suivi, Illyria m’est revenue, comme si je n’étais jamais parti. À travers les brumes de la forêt filtraient les rayons roses et ambre du soleil ; sur les feuilles et l’herbe scintillaient des gouttes de rosée ; l’air frais sentait l’odeur de la terre humide et de la végétation pourrissante. Un petit oiseau jaune a voleté autour de ma tête et est venu se percher sur mon épaule avant de reprendre son vol. Je me suis arrêté pour couper une branche qui me servirait de badine, et le parfum du bois tendre m’a ramené à mon enfance dans l’Ohio, avec le ruisseau au bord duquel je coupais des branches de saule pour en faire des sifflets, en les laissant tremper toute une nuit et en tapant l’écorce avec le manche d’un couteau pour la détacher. J’ai trouvé des baies sauvages, rouges et renflées, que j’ai pressées entre mes doigts pour les faire éclater et en lécher le jus à la saveur piquante. Un lézard pourvu d’une crête, couleur de tomate mûre, a bougé paresseusement sur son rocher pendant ce temps, pour venir enfin s’installer sur ma botte. J’ai caressé sa crête et l’ai poussé de côté avant de me remettre en marche. Je me suis retourné pour rencontrer le regard de ses yeux gris. Je marchais sous des arbres hauts d’une quinzaine de mètres et de temps à autre j’étais aspergé de gouttelettes. Les oiseaux s’éveillaient, ainsi que les insectes. Un siffleur entonnait un chant, auquel un autre se joignait bientôt. Six fleurs-cobras se sont levées du sol en sifflant et en se balançant sur leurs tiges, leurs pétales agités comme des drapeaux, et elles ont éjecté leur parfum avec l’efficacité d’une bombe. Même cela ne m’a pas surpris. Tout était comme avant.