J’ai regardé le sol, puis la lumière qui nous dominait. Ma main armée s’est levée et rabaissée.
— Je ne peux plus te tuer maintenant, ai-je dit.
Il s’est mordu la lèvre, et le sang s’est répandu sur son menton et sa barbe, tandis que des larmes coulaient de ses yeux. J’ai détourné mon regard.
J’ai reculé en trébuchant et me suis mis à marmonner des imprécations en pei’en. Alors seulement j’ai su que j’étais à proximité d’un nœud énergétique. Subitement j’en sentais la présence. Et je grandissais de plus en plus, tandis que Francis Sandow ne cessait de rapetisser, et quand j’ai cambré les épaules le tonnerre a grondé. Il a rugi quand j’ai dressé la main gauche. Et quand je l’ai ramenée vers mon épaule, un éclair aveuglant a surgi et, sous le choc, mes cheveux se sont hérissés sur mon crâne.
… J’étais seul au milieu des senteurs d’ozone et de fumée, devant les restes foudroyés de ce qui avait été Dango la Fine Lame. Même le feu follet avait disparu. La pluie tombait à torrents, amortissant les odeurs.
J’ai repris en chancelant la direction d’où j’étais venu. Mes bottes faisaient un bruit de succion dans la boue, mes vêtements contre ma peau étaient comme des choses rampantes.
Quelque part, je ne me rappelle plus où ni quand, j’ai dormi.
De toutes les choses que peut faire un homme, c’est probablement le sommeil qui contribue le plus à sauvegarder sa raison. Il permet de mettre chaque journée entre parenthèses. Si l’on a connu aujourd’hui une expérience ridicule ou pénible, on est irrité de l’entendre mentionner par quelqu’un le jour même. Mais si la chose a eu lieu la veille, on hoche la tête ou l’on rit, selon les cas. Car on a navigué sur l’océan du néant ou du rêve pour aborder à une autre Ile du Temps. Combien de souvenirs peut-on évoquer en un seul instant ? Beaucoup, semble-t-il. Et pourtant ce n’est là qu’une faible fraction de tous ceux que recèle la mémoire. Et plus longtemps on a vécu, plus on a de souvenirs. C’est pourquoi je peux puiser dans le sommeil de multiples réconforts lorsque je veux anesthésier mes réactions face à un événement donné. Ce n’est pas de l’insensibilité. Je ne veux pas dire que je n’éprouve jamais ni douleur ni regret. J’ai simplement développé un réflexe mental au cours des siècles. Quand je suis saturé émotionnellement, je dors. En m’éveillant j’ai la tête remplie de pensées liées aux jours anciens. Et au bout d’un moment la mémoire descend en cercle comme un vautour, elle fond sur l’objet de ma peine, le démembre et le dévore, avec le passé pour témoin. C’est une affaire de perspective. J’ai vu mourir de nombreuses personnes, de bien des façons. Je ne suis jamais resté impassible. Mais le sommeil donne à ma mémoire une chance de tourner rond et de m’apporter le soutien de chaque jour. Car j’ai aussi vu des gens vivre, et j’ai regardé les couleurs de la joie, du chagrin, de l’amour, de la haine, de la satiété, de la paix.
Je l’avais découverte dans les montagnes un matin, à des kilomètres de toute habitation ; elle avait les lèvres bleuies par le froid et les doigts presque gelés. Elle portait un pantalon rayé imitation peau de tigre et elle était roulée en boule près d’un buisson rabougri. Je mis ma veste autour d’elle, en abandonnant sur un rocher mon sac à échantillons et mes outils de géologue que je ne devais jamais récupérer. Elle délirait, et plusieurs fois je crus l’entendre prononcer le nom « Noël » tout en la portant à ma voiture. Elle avait de vilaines ecchymoses, et diverses plaies superficielles et contusions. Je la conduisis à une clinique où on la soigna jusqu’au lendemain. En revenant la voir j’appris qu’elle avant refusé de donner son identité. Elle était en outre démunie d’argent. Après avoir réglé sa note, je lui demandai ce qu’elle comptait faire. Elle l’ignorait. Je lui offris de venir habiter la maison de campagne que je louais et elle accepta. La première semaine, ce fut comme de vivre dans une maison hantée. Elle ne parlait jamais sauf pour répondre à une question. Elle préparait mes repas et faisait le ménage ; le reste du temps elle ne bougeait pas de sa chambre. La deuxième semaine, elle m’entendit tripoter les cordes d’une vieille mandoline – pour la première fois depuis des mois – et elle vint s’asseoir à l’autre bout du living pour écouter. Je continuai de jouer pendant des heures pour qu’elle reste là, puisque c’était la seule chose depuis le début qui eût évoqué en elle une réaction. Quand je reposai l’instrument, elle me demanda si elle pouvait s’en servir, et je lui dis que oui. Elle traversa la pièce pour venir le prendre et se mit à en jouer. Elle était loin d’être une virtuose, mais moi aussi. Après l’avoir écoutée, je lui portai une tasse de café et lui dis bonsoir, et ce fut tout. Mais le lendemain elle était devenue différente. Elle avait peigné et brossé ses cheveux noirs emmêlés. Ses yeux pâles n’étaient plus bouffis. Elle me parla au cours du petit déjeuner, abordant tous les sujets : le temps qu’il faisait, les informations, ma collection de minéraux, la musique, les antiquités, les poissons exotiques. Elle parlait de tout sauf d’elle-même. À la suite de cela je l’emmenai au restaurant, au spectacle, à la plage – partout sauf dans les montagnes. Quatre mois s’écoulèrent ainsi. Puis un jour je réalisai que je tombais amoureux d’elle. Je n’en disais rien mais elle devait s’en apercevoir. J’étais mal à l’aise et gêné de ne rien savoir d’elle. Après tout elle pouvait avoir quelque part un mari et six gosses. Un soir elle me demanda de l’emmener danser. Ce que je fis, et nous dansâmes sur une terrasse sous les étoiles jusqu’à la fermeture de l’endroit, à 4 heures du matin. Mais en me réveillant le lendemain à midi, j’étais seul. Sur la table de la cuisine il y avait un billet ainsi rédigé : Merci. S’il vous plaît, ne cherchez pas à me retrouver. Il faut que je rentre maintenant. Je vous aime. Et c’est tout ce que je sais de la fille sans nom.
Quand j’avais quinze ans, j’avais trouvé un jour un bébé étourneau en tondant la pelouse dans notre jardin. Il avait les deux pattes cassées. C’est du moins ce que je supposai, car elles faisaient un angle bizarre avec son corps et il était assis sur son arrière-train, les plumes de la queue dressées en l’air. Au moment où je traversai son champ de vision, il renversa la tête en arrière en ouvrant le bec. Je me penchai et vis qu’il était recouvert de fourmis. Je le ramassai en les ôtant de la main. Cherchant ensuite où le mettre, je choisis un panier tapissé d’herbe fraîchement coupée, que je plaçai sur la table à pique-nique dans la tonnelle, à l’ombre des érables. J’essayai de le nourrir au compte-gouttes avec du lait, mais il le rejeta en s’étranglant. Je retournai tondre la pelouse, et quand je revins plus tard dans la journée, il y avait cinq ou six cafards dans le panier avec l’oisillon. Je les retirai avec dégoût. Le lendemain, quand je vins le nourrir avec du lait et le compte-gouttes, il y avait encore des cafards. Une nouvelle fois je nettoyai les lieux. Au cours de la journée, j’aperçus un grand oiseau noir perché sur le bord du panier. Il descendit à l’intérieur, puis s’envola. Je restai aux aguets et vis l’oiseau revenir trois fois dans la demi-heure qui suivit. En allant regarder le panier, j’y trouvai de nouveaux cafards. Je compris que l’oiseau les chassait pour les apporter au petit, en essayant de le nourrir. Et comme le petit ne pouvait pas manger, l’oiseau les laissait dans le panier. La nuit suivante un chat le découvrit. Il n’y avait plus dans le panier que quelques plumes et du sang parmi les cafards quand j’arrivai le lendemain matin avec mon lait et mon compte-gouttes.
Il existe un endroit. Un endroit où des rochers déchiquetés tournent autour d’un soleil rouge. Il y a des siècles, l’homme découvrit une race d’arthropodes intelligents qui furent nommés les Whilles. Il était impossible de traiter avec eux. Ils rejetaient les offres d’amitié de toutes les races connues. Ils tuaient nos émissaires et nous les renvoyaient découpés en morceaux. Quand nous les avions contactés, ils possédaient des engins pour se déplacer dans leur système solaire. Peu après ils développèrent le voyage interstellaire. Ils tuaient et pillaient partout où ils se rendaient. Ils ne réalisaient peut-être pas l’importance de la communauté interstellaire à cette époque, ou bien ne s’en souciaient pas. Ils ne se trompaient pas s’ils s’attendaient que les choses traînent en longueur quand on leur déclara la guerre. Il y a peu de précédents à une guerre interstellaire. Les Pei’ens sont à peu près les seuls à en avoir le souvenir. Donc nos attaques échouèrent, le restant de nos forces fut retiré, et nous entamâmes le bombardement de leur planète. Mais les Whilles étaient plus avancés technologiquement que nous ne l’avions prévu. Leur système de défense antimissiles approchait de la perfection. Il ne nous restait qu’à battre en retraite et à essayer de les contenir. Mais ils n’arrêtèrent pas leurs raids. Alors les Noms furent contactés, et l’on choisit trois faiseurs de mondes, Sangring de Greldei, Karth’ting de Mordei et moi, pour qu’ils mettent en usage leurs pouvoirs. Quelque temps après, dans le système des Whilles, loin de l’orbite de leur planète, une ceinture d’astéroïdes se mit à s’agglomérer et à se transformer en planétoïde. Roche après roche, celui-ci grossissait, tout en modifiant lentement sa trajectoire. Installés derrière nos machines, au delà de l’orbite de la plus lointaine planète, nous dirigions la croissance de ce nouveau monde et sa lente progression en spirale vers le cœur du système. Quand les Whilles s’aperçurent de ce qui se passait, ils voulurent le détruire. Mais il était trop tard. Ils ne sollicitèrent pas notre pitié et aucun d’eux ne tenta de s’enfuir. Ils attendirent que le dernier jour vienne. Les orbites des deux mondes entrèrent en intersection, et maintenant c’est un endroit où des rochers déchiquetés tournent autour d’un soleil rouge. Après ça je suis resté saoul une semaine.