Il savait certainement que j’étais arrivé, sinon le feu follet ne m’aurait pas conduit à Dango. Je ne courais donc pas le risque de me trahir en agissant comme je l’ai fait. J’ai fermé les yeux et incliné la tête, et j’ai appelé à moi la puissance. Je l’ai imaginé près de l’Ile des Morts, savourant son triomphe, regardant l’éruption de son volcan, la projection des cendres comme des feuilles noires, le bouillonnement de la lave, la reptation des serpents de soufre à travers les cieux – et de toute la force de ma haine je lui ai envoyé ce message :
« Patience, Vert Vert. Patience, Vervair-tharl. Patience. Dans quelques jours, je serai avec toi pour peu de temps. Pour très peu de temps. »
Il n’y a pas eu de réponse, mais je n’en attendais pas.
Le lendemain matin, ma marche est devenue encore plus malaisée. Une pluie de cendres se mêlait au brouillard et de temps en temps la terre tremblait encore. Je croisais des animaux qui fuyaient dans la direction opposée. Ils m’ignoraient complètement et j’essayais de les ignorer.
Le nord tout entier semblait embrasé. Si je n’avais possédé un sens absolu de l’orientation sur chacun de mes mondes, j’aurais juré que je me dirigeais vers le soleil levant. Toute cette affaire était bien décevante.
Dire que j’avais en face de moi un Pei’en, presque un porteur de Nom, un membre de la plus subtile race de vengeurs qui ait Jamais existé ; et il se conduisait comme un bouffon devant l’abominable homme de la Terre. D’accord, il me haïssait et il voulait me supprimer. Mais ce n’était pas une raison pour commettre un tel gâchis et oublier les traditions de sa race. Le volcan était une manifestation enfantine de la puissance que j’espérais combattre. J’en avais presque honte pour lui : se livrer à une exhibition d’aussi mauvais goût à ce stade de la partie. Même au cours de mon bref apprentissage, j’en avais assez appris sur l’art de la vengeance pour en savoir plus que lui. Je commençais à comprendre pourquoi il avait échoué à son examen final.
J’ai mangé du chocolat en marchant, pour retarder l’heure du repas et couvrir le plus de distance possible auparavant. Je voulais n’avoir plus que quelques heures de route le lendemain matin. La lumière se faisait plus intense et les cendres plus denses à mesure que j’avançais, et le sol tremblait à peu près une fois toutes les heures.
Vers midi, j’ai été attaqué par un ours. Après avoir tenté de le contrôler sans y parvenir, j’ai dû le tuer, tout en maudissant celui qui avait ainsi dénaturé son comportement.
Le brouillard s’était un peu dissipé, mais la pluie de cendres le remplaçait avantageusement. Je marchais en toussant au milieu d’un perpétuel crépuscule, et cela retardait ma progression.
Quand je me suis arrêté à la nuit tombée, j’avais quand même parcouru pas mal de terrain. Je savais que j’atteindrais le lac Achéron avant midi le lendemain.
J’ai établi mon campement au sommet d’une petite éminence, au milieu d’un nid de rochers. Après avoir nettoyé mon équipement, sorti mon plastique protecteur, allumé un feu et absorbé quelques rations alimentaires, j’ai fumé l’un de mes derniers cigares afin de contribuer pour ma modeste part à la pollution de l’atmosphère, et je me suis couché.
Je rêvais quand la chose s’est produite. Ce rêve maintenant m’échappe, à part l’impression qu’il était agréable au début, avant de se transformer en cauchemar. Je me revois m’agitant sur ma couche puis reprenant pleinement conscience. J’ai gardé les yeux fermés tout en me retournant comme si je bougeais dans mon sommeil. Ma main s’est refermée sur mon pistolet. Je suis resté là, à l’écoute du danger, l’esprit pleinement ouvert aux sensations qui pourraient l’effleurer.
J’avais sur la langue le goût de fumée et de cendre dont l’air était rempli. Je sentais sous moi l’humidité du sol. J’avais l’impression que quelqu’un, quelque chose, était à proximité, aux aguets. Quelque part sur ma droite j’ai entendu bouger une pierre. Puis le silence.
Mon doigt a affleuré la détente. J’ai pointé l’arme dans cette direction.
Alors, aussi délicatement qu’un oiseau-mouche qui visite une fleur, un contact s’est établi dans la demeure sombre où je vivais : ma tête.
Quelque chose semblait me dire : Tu es endormi, tu ne t’éveilles pas encore. Pas avant que je le permette. Tu dors et tu peux m’entendre. Il n’y a pas de raison que tu t’éveilles. Dors profondément pendant que je m’adresse à toi. Il est très important qu’il en soit ainsi…
Le message se poursuivait. Je continuais de feindre la somnolence tout en restant à l’affût d’un autre bruit révélateur.
Au bout d’une minute où j’avais dû donner la certitude que j’étais bien endormi, j’ai perçu un mouvement dans la même direction que plus tôt.
J’ai ouvert les yeux et, sans remuer la tête, j’ai scruté les ombres.
Près d’un rocher, à une dizaine de mètres, se trouvait une forme qui n’était pas là quand je m’étais endormi. Je l’ai guettée jusqu’au moment où j’ai décelé un mouvement. Quand j’ai été certain de sa position, j’ai levé le cran de sûreté de mon arme, j’ai visé soigneusement et j’ai pressé la détente. Une ligne de flammes s’est élevée sur le sol à deux mètres de la forme embusquée, et en raison de l’angle de l’impact un nuage de gravier et de poussière a été projeté en arrière.
Si tu fais un geste, je te coupe en deux, ai-je annoncé.
Puis je me suis levé pour lui faire face, en le tenant en joue. J’ai pris la parole en pei’en, car j’avais vu à la lueur des flammes que c’était bien un Pei’en qui se tenait à côté du rocher.
— Vert Vert, tu es le Pei’en le plus maladroit que j’aie jamais rencontré.
— J’admets que j’ai fait quelques erreurs, a-t-il reconnu.
J’ai ricané.
— Je ne te le fais pas dire.
— Mais il y a des circonstances atténuantes.
— Mauvaise excuse. Tu n’as pas appris correctement la leçon du rocher : il a l’air immobile mais il bouge imperceptiblement. (J’ai secoué la tête.) Comment veux-tu que tes ancêtres dorment en paix avec une vengeance sabotée à ce point ?
— Si nous devons en finir là, je crains bien qu’ils ne trouvent plus le repos.
— Pourquoi n’en finirait-on pas là ? Tu ne vas pas nier que tu m’as attiré ici dans le seul but de causer ma mort ?
— Pourquoi nierais-je l’évidence ?
— En ce cas pourquoi ne ferais-je pas ce qui est logique ?
— Réfléchis, Francis Sandow, Dra Sandow. Crois-tu qu’il soit logique que je t’approche ainsi, alors que j’aurais pu rester dans une situation de force et te laisser venir à moi ?
— Je t’ai peut-être fait peur hier soir.
— Ne me juge pas aussi instable. J’étais venu pour te placer sous mon contrôle.
— Et tu as échoué.
— Et j’ai échoué.
— Pourquoi es-tu ici ?
— J’ai besoin de tes services.
— Pour quel motif ?
— Il nous faut partir d’ici rapidement. Tu possèdes un moyen de locomotion ?
— Naturellement. De quoi as-tu peur ?
— Au cours des années, tu t’es fait quelques amis et beaucoup d’ennemis, Francis Sandow.
— Apelle-moi Frank. Il me semble te connaître depuis longtemps.
— Tu n’aurais pas dû envoyer ce message, Frank. Maintenant ta présence ici est connue. Si tu ne m’aides pas à fuir, tu devras affronter une vengeance pire que la mienne.