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Un coup de vent m’a apporté l’odeur douceâtre et moisie de ce qui tient lieu de sang aux Pei’ens. J’ai allumé ma torche et l’ai braquée sur lui :

— Tu es blessé.

— Oui.

J’ai lâché la torche et j’ai été fouiller de la main gauche dans mon sac. J’en ai sorti la trousse à pharmacie que je lui ai lancée.

— Tiens, panse tes blessures, ai-je dit en reprenant la torche. Elles sentent mauvais.

Il a déroulé un pansement dont il a entouré son épaule droite et son avant-bras assez endommagés. Il a négligé une série de blessures plus superficielles sur sa poitrine.

— On dirait que tu t’es battu.

— En effet.

— Et ton adversaire est dans quel état ?

— J’ai eu de la chance. Je l’ai blessé. J’ai même failli le tuer. Mais maintenant il est trop tard.

J’avais vu qu’il n’était pas armé ; j’ai rengainé mon pistolet et me suis avancé vers lui :

— Delgren de Dilpei t’envoie ses salutations.

Il a grogné avec mépris :

— Il devait être le suivant, après toi.

— Tu ne m’as toujours pas donné de bonne raison de te laisser la vie sauve.

— Mais j’ai réussi à éveiller ta curiosité.

— Ma patience s’écoule comme le sable qui passe à travers un tamis.

— Alors c’est que tu n’as pas appris la leçon du rocher.

— Je suis dans une position qui me permet de choisir mes proverbes. Pas toi.

Il achevait ses bandages :

— Je veux te proposer un marché.

— Je t’écoute.

— Tu as un vaisseau caché quelque part. Emmène-moi à son bord.

— En échange de quoi ?

— De ta vie.

— Tu n’es pas en situation de me menacer.

— Il ne s’agit pas de menace. Je t’offre de te sauver la vie pour le moment si tu fais de même pour moi.

— Me sauver de quoi ?

— Tu sais que je peux ramener certaines personnes à la vie.

— Oui, tu as volé des bandes de rappel… Comment t’y es-tu pris, au fait ?

— La téléportation. C’est un de mes pouvoirs. Je peux transporter de petits objets d’un endroit à un autre. Il y a des années, quand j’avais commencé à te surveiller et à préparer ma vengeance, je me rendais sur Terre chaque fois qu’un de tes amis ou de tes ennemis y mourait. J’ai attendu d’avoir réuni suffisamment de fonds pour acheter cette planète, qui me paraissait l’endroit rêvé pour ce que je projetais. Il n’est pas difficile à un faiseur de mondes d’apprendre l’emploi des bandes.

— Mes amis, mes ennemis… tu leur as rendu la vie ici ?

— C’est exact.

— Pourquoi ?

— Pour qu’avant de mourir tu voies souffrir à nouveau ceux que tu avais aimés ; et pour que tes ennemis assistent à ta douleur.

— Pourquoi as-tu réservé un pareil traitement à celui qui s’appelait Dango ?

— Parce qu’il m’ennuyait. Tout en étant pour toi un exemple et un avertissement, ce traitement l’ôtait de ma présence et lui fournissait le maximum de souffrance. En ce sens, il avait trois utilités.

— Quelle était la troisième ?

— Mon amusement, bien entendu.

— Je vois. Mais pourquoi ici ? Pourquoi sur Illyria ?

— Après Terre Libre, qui est inaccessible, ce monde n’est-il pas ta création favorite ?

— Oui.

— Alors, quel meilleur endroit choisir ?

Je n’ai rien répondu et il a ajouté :

— Tu es plus fort que je ne pensais, Frank, car toi tu l’as tué, tandis que moi il m’a battu, tout en m’enlevant une chose sans prix…

Subitement je me suis revu sur Terre Libre, dans mon jardin sur le toit-terrasse, assis à côté d’un singe rasé de frais nommé Lewis Briggs. Je venais d’ouvrir une enveloppe, et mes yeux parcouraient une liste de noms.

Ce n’était donc pas de la télépathie. Simplement de la mémoire et de l’appréhension.

J’ai dit doucement :

— Mike Shandon.

— Oui. Je ne savais pas ce qu’il était, sinon je ne l’aurais pas rappelé.

J’aurais dû y penser plus tôt. J’aurais bien dû me douter qu’il les avait tous rappelés. Mais j’avais été trop obnubilé par Kathy.

— Pauvre imbécile, ai-je dit. Espèce de pauvre imbécile…

Au siècle de ma naissance, le métier d’espion était auréolé aux yeux du public d’un prestige incomparable. C’était dû en partie sans doute à un mécanisme romantique de défense face aux tensions internationales. Mais l’image devint excessive, comme doivent l’être toutes les choses qui marquent leur époque. Dans la longue histoire des héros populaires, qui va des princes de la Renaissance aux types pauvres et méritants qui travaillent dur et épousent la fille du patron, l’homme à la capsule de cyanure entre les dents, qui couche avec une adorable traîtresse et part pour des missions impossibles où le sexe et la violence sont la sténographie de l’amour et de la mort, cet homme-là atteignit son apogée dans la septième décennie du XXe siècle, et on se souvient certainement de lui avec une bonne dose de nostalgie, comme de la fête de Noël dans l’Angleterre médiévale. Bien sûr il était une abstraction par rapport à la réalité. Et les vrais espions sont encore plus ternes aujourd’hui qu’autrefois. Ils passent leur temps à récolter des détails anodins pour les transmettre à quelqu’un qui les fournit, en même temps que des milliers d’autres, à un ordinateur, et on obtient ainsi un petit fait mineur qui fait l’objet d’un obscur mémo, lequel est aussitôt répertorié pour sombrer dans l’oubli. Comme je l’ai mentionné plus haut, il y a fort peu de précédents à la guerre interstellaire, alors que l’espionnage classique a principalement trait aux questions militaires. Lorsqu’une telle extension de la politique devient pratiquement impossible en raison des problèmes de logistique, l’importance de cette fonction diminue. Les seuls réels espions de notre temps sont les espions industriels. L’homme qui remettait à la General Motors les plans microfilmés du dernier modèle Ford ou la fille qui dessinait à l’intérieur de son soutien-gorge la nouvelle ligne de Dior, les espions de ce genre se remarquaient peu au XXe siècle. Maintenant ce sont les seuls qui comptent. Le commerce interstellaire entraîne des rivalités énormes. Tout ce qui peut donner un avantage sur le concurrent – un nouveau procédé de fabrication, une formule de distribution inédite – vaut son pesant d’or. Et les services d’un véritable espion sont indispensables pour se procurer ce type de renseignement.

Mike Shandon était un véritable espion, le meilleur que j’aie jamais employé. Je ne repense jamais à lui sans une certaine envie. Il était tout ce que j’avais souhaité être.

Il avait environ cinq centimètres de plus que moi et pesait une dizaine de kilos de plus. Il possédait des yeux d’acajou poli, des cheveux noirs comme de l’encre. Il était séduisant, avec une voix bien timbrée, et il s’habillait à la perfection. Malgré ses origines (il était né sur le monde rural de Wava), il manifestait des goûts de luxe. C’était un autodidacte qui s’était façonné lui-même pendant le temps de sa réhabilitation après des actes antisociaux. Dans ma jeunesse, on aurait dit qu’il avait passé son temps à la bibliothèque de la prison après avoir été incarcéré pour des délits de droit commun. Maintenant les termes ont changé, mais cela revient à peu près au même. Cette réhabilitation fut un succès, si l’on considère qu’il mit très longtemps avant de se faire reprendre. En fait il avait presque tout pour lui, au point que c’était surprenant qu’il ait jamais pu faire un faux pas. Il était télépathe, il était doté d’une mémoire quasi photographique. Il était fort, résistant, intelligent ; il tenait bien l’alcool et les femmes lui tombaient dans les bras. Le petit élancement que je ressens en songeant à lui n’est donc pas sans fondement.