Il travaillait déjà pour moi depuis des années quand je le rencontrai pour la première fois. Découvert par l’un de mes recruteurs, il avait été envoyé à l’école spéciale d’entraînement des Entreprises Sandow (section espionnage). Il en était sorti second de sa promotion l’année suivante. En vertu de quoi il ne tarda pas à se distinguer en matière de recherche productive, comme nous appelions la chose, si bien qu’un jour je décidai de l’inviter à dîner.
Franchise et bonnes manières, c’est la seule impression qu’il me donna. Cela faisait partie de la panoplie du parfait escroc.
Les télépathes doués sont rares, c’est pourquoi Shandon valait cher. Malgré cela, il posait un problème : quels que fussent ses gains, il dépensait toujours davantage. Ce ne fut que des années après sa mort que l’on découvrit que le chantage était une de ses sources de revenus. Mais ce qui le fit épingler fut le double jeu.
Il y avait des fuites importantes aux Entreprises Sandow. Cinq ans s’écoulèrent avant qu’on sache d’où elles venaient, et à cette époque la solidité du groupe commençait à être singulièrement ébranlée.
Shandon fut donc démasqué. Ce ne fut pas facile, et il ne fallut pas moins de quatre autres télépathes pour le coincer. Il passa en justice, fut condamné et expédié sur une autre planète pour une nouvelle réhabilitation. Je signai des contrats pour la création de trois mondes, afin d’aider à remettre en selle les Entreprises Sandow. Nous arrivâmes ensuite à remonter la pente, mais non sans quelques vicissitudes.
L’une de celle-ci fut l’évasion de Shandon, quelques années plus tard. La nouvelle se répandit vite, car son procès avait fait du bruit. On se mit à le rechercher, mais l’univers est vaste.
Cette année-là j’avais choisi Coos Bay, dans l’Oregon, pour séjourner au bord de la mer à l’occasion de mon passage sur Terre. Je comptais y rester deux ou trois mois, afin de superviser la fusion de notre groupe avec deux firmes nord-américaines.
Résider face à une vaste étendue d’eau a des vertus toniques pour l’esprit le plus fatigué. Les odeurs de l’océan, les oiseaux de mer, le varech, le sable alternativement frais et chaud, sec et humide, le goût de l’air salé, la présence des eaux bleues, vertes et grises avec leur perpétuel balancement : tout cela a pour effet de susciter les émotions, d’élargir les perspectives, de laver la conscience. Chaque matin avant le petit déjeuner je me promenais au bord de la mer, et chaque soir avant de me coucher. Je m’appelais Carlos Palermo, au cas où quelqu’un s’en fût soucié. Au bout de six semaines, ce lieu m’avait revigoré et remis à neuf, sentiment agréable accru par le fait qu’avec ce projet de fusion mon empire financier retrouvait son équilibre.
J’habitais une villa blanche au toit rouge, juste au bord de la mer dans une petite baie. Le jardin donnait directement sur la plage enclose entre une falaise escarpée au sud et un amas d’arbres et de buissons au nord. Tout était paisible et j’éprouvais la même paix.
La nuit était fraîche, presque froide. La lune presque pleine dérivait à l’ouest et projetait sa lumière sur la mer. Les étoiles étaient exceptionnellement brillantes, et je voyais se profiler contre le ciel les silhouettes lointaines de huit derricks au-dessus de l’océan. Occasionnellement la surface lisse d’une île flottante renvoyait les reflets du clair de lune.
Je ne l’entendis pas arriver. Il avait dû venir par le nord à travers les buissons et attendre que je m’approche, afin de bondir sur moi avant que je sois averti de sa présence.
Il est plus facile qu’on ne pense pour un télépathe d’en surveiller un autre sans que celui-ci le sache. C’est une affaire de « blocage » : on imagine autour de soi un bouclier et on demeure aussi inerte que possible sur le plan émotionnel.
Mais il faut admettre que c’est assez difficile quand on déteste l’autre et qu’on est venu pour le tuer. C’est probablement ce qui me sauva la vie.
Je ne me rendis pas vraiment compte qu’une présence hostile était à proximité. Mais, tout en marchant le long du rivage et en respirant l’air nocturne, je ressentis une subite appréhension. Ces pensées sans nom qui parfois vous font passer des frissons dans la nuque et vous éveillent sans raison apparente au beau milieu d’une chaude nuit d’été, et vous restez là à vous demander ce qui a bien pu vous tirer du sommeil, et puis tout d’un coup vous entendez dans la pièce à côté un bruit insolite, amplifié par le silence, intensifié par votre inexplicable retour à une lucidité pleine de tension et d’attente – ces pensées me traversèrent en un instant, et mes doigts et mes orteils (vieux réflexe anthropoïde) me picotèrent, et la nuit me parut plus sombre, et la mer le réceptacle de toutes les terreurs aux tentacules mêlés aux vagues déferlant vers moi ; et dans le ciel au-dessus de moi la traînée brillante d’un transport aérien en haute atmosphère signifiait que l’appareil pouvait, à la suite d’une quelconque avarie, cesser brutalement de répondre aux commandes et fondre sur moi comme un météore.
Aussi, quand j’entendis derrière moi un pas faire crisser le sable, l’adrénaline m’avait déjà envahi.
Je fis brusquement demi-tour en m’accroupissant. Mon pied droit glissa en arrière et je me retrouvai sur un genou.
Un coup de poing sur le bord du visage me fit perdre l’équilibre du côté droit. Il avait sauté sur moi, et nous roulâmes dans le sable en nous empoignant. Inutile de crier car il n’y avait personne aux alentours et j’aurais perdu mon souffle pour rien. J’essayai de l’aveugler avec du sable, de lui donner un coup de genou dans l’entrecuisse, de l’atteindre en une douzaine d’autres points sensibles. Mais il était bien entraîné, et il était plus lourd que moi et avait de meilleurs réflexes.
Aussi étrange que cela puisse paraître, cinq minutes passèrent sans que je sache de qui il s’agissait. Nous étions dans le sable mouillé, au bord des vagues, et il m’avait déjà cassé le nez d’un coup de tête et déchiqueté deux doigts entre ses dents quand j’avais essayé de lui faire une prise à la gorge. La lune éclaira son visage luisant de sueur, et je vis que c’était Shandon, et je sus qu’il faudrait le tuer pour lui échapper. L’assommer ne suffirait pas. L’envoyer à l’hôpital ou en prison ne servirait qu’à reculer une prochaine rencontre. Il fallait qu’il meure si je voulais vivre. J’imagine qu’il se tenait le même raisonnement.
Quelques instants plus tard, je sentis quelque chose de dur et d’acéré me meurtrir le dos. Je me tortillai vers la gauche. Si un homme décide qu’il veut me tuer, peu m’importe de quelle façon je lui rends la pareille. Le principal est d’être le premier.
Une vague déferla sur moi et Shandon me repoussa la tête en arrière pour la maintenir dans l’eau. Au même moment ma main droite se refermait en tâtonnant sur le quartier de roc que j’avais senti.
Le premier coup le toucha à l’avant-bras qu’il avait levé pour se défendre. Les télépathes ont un certain avantage dans un combat, car ils devinent souvent les intentions de leur adversaire.
Mais c’est terrible de savoir ce qui va se passer et de ne pas être en mesure de l’empêcher. Mon second coup l’atteignit dans l’orbite de l’œil gauche, et il dut voir sa mort venir car il se mit alors à hurler comme un chien, juste avant que je lui réduise la tempe en bouillie. Je le frappai encore deux fois pour faire bonne mesure, puis je le repoussai et roulai sur le côté, lâchant le quartier de roc qui tomba en clapotant parmi les vagues.