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Je restai longtemps sur le dos à contempler en clignant des yeux les étoiles, le corps lavé par les vagues, pendant que le cadavre de mon ennemi oscillait doucement à un mètre de moi.

En reprenant mes esprits, je le fouillai, et dans ses poches je trouvai entre autres un pistolet, chargé et prêt à fonctionner.

Autrement dit il avait préféré me tuer de ses mains. Il s’en était jugé capable, il avait choisi ce risque plutôt que de m’abattre de loin, dans l’ombre. Il avait eu le courage de suivre ce que lui dictait sa haine. S’il s’était servi de son intelligence, il aurait pu être le plus dangereux de tous mes adversaires. J’en éprouvais pour lui du respect. Si j’avais été à sa place, j’aurais choisi le moyen le plus facile. Seules mes émotions me poussaient occasionnellement à la violence, mais je ne les laissais pas me tracer ma conduite.

Je signalai l’agression, et Shandon fut enterré sur Terre. Quelque part à Dallas, il était devenu une bande magnétique qu’on tient dans la paume de la main : un objet de quelques dizaines de grammes, rassemblant tout ce qu’il avait jamais été ou espéré être. Et au bout de trente jours, cette bande aussi serait détruite.

Des semaines plus tard, la veille de mon départ, je me tenais à ce même endroit, de l’autre côté de la grande mare face à la baie de Tokyo, et je pensais qu’une fois qu’on y a été englouti, on ne revient plus. Le reflet des étoiles était tordu et déformé, comme dans le subespace, et quelque part, sans que je le sache, un homme vert était en train de rire. Il était allé à la pêche au fond de la baie.

— Espèce de pauvre imbécile, ai-je dit.

6

Il allait falloir tout recommencer. C’était irritant, et ça me faisait peur. Shandon avait cédé à ses émotions une fois. Il ne recommencerait pas la même erreur. Il avait toujours été dangereux, et maintenant il détenait apparemment quelque chose qui le rendait plus dangereux encore. En outre il était averti de ma présence sur Illyria, depuis le message télépathique que j’avais envoyé à Vert Vert la veille au soir.

— Tu as compliqué mon problème, ai-je dit. Tu vas donc m’aider à le résoudre.

— Je ne comprends pas, a répondu Vert Vert.

— Tu m’as tendu un piège, et il a plus de dents que tu ne le soupçonnais. Mais l’appât que tu as utilisé opère toujours. Je continue de le suivre, et tu m’accompagnes.

Il s’est mis à rire :

— Désolé, mais ma route va dans une autre direction. Je n’irai pas de mon plein gré, et comme prisonnier je ne te servirais à rien. Je te serais même une charge supplémentaire.

— J’ai le choix entre trois solutions, ai-je repris. Je peux te tuer, ou te laisser partir, ou t’emmener avec moi. La première est exclue pour l’instant, car une fois mort, tu ne me serais d’aucune utilité. Si je te laisse partir, je poursuivrai mon entreprise et, en cas de victoire, je retournerai sur Megapei où je raconterai à tout le monde comment tu as échoué dans une vengeance contre un Terrien après des siècles de préparatifs. Je dirai que tu as abandonné ton plan pour t’enfuir par peur d’un autre Terrien. Si tu veux prendre des femmes, il faudra que tu ailles les chercher sur d’autres mondes, et même là il se pourra que la nouvelle soit répandue. Personne ne t’appellera plus Dra, en dépit de ta richesse. À ta mort Megapei refusera tes os. Tu n’entendras plus jamais les cloches des marées en sachant qu’elles sonnent pour toi.

— Puissent les animaux aveugles qui vivent au fond de la grande mer, et dont le ventre est un cercle de lumière, a-t-il répondu, se rappeler avec plaisir la saveur de ta moelle.

— Et si je poursuis mon entreprise et que je me fasse tuer, ai-je continué, crois-tu que tu serais à l’abri ? N’as-tu pas lu dans l’esprit de Mike Shandon tout en le combattant ? Tu l’as blessé, m’as-tu dit. Il n’est pas homme à l’oublier. Il n’a pas la subtilité d’un Pei’en. Il ne juge pas utile de procéder avec finesse. Il te cherchera, et après t’avoir trouvé il t’anéantira. Donc, que je gagne ou que je perde, ce sera la mort ou la disgrâce pour toi.

— Et si je décide de t’accompagner et de te venir en aide ? a-t-il demandé.

— En ce cas j’oublierai la vengeance que tu as menée contre moi. Je te montrerai qu’il n’existait pas de pai’badra, pas d’objet d’affront, afin que ton honneur soit sauf. Je n’exigerai pas de dédommagement, et nous suivrons chacun notre route sans plus nous tendre d’embûches.

— Non. Il y a bien eu un pai’badra dans ton accession au rang de porteur de Nom. Je ne puis accepter ce que tu proposes.

J’ai haussé les épaules :

— Très bien, mais vois les choses en face. Puisque je connais tes sentiments et tes intentions, le schéma classique de la vengeance n’a plus de sens pour nous deux. Ce moment final superbe, où l’ennemi découvre d’un seul coup l’instrument de la vengeance, son auteur et son mobile, et s’aperçoit que sa vie entière n’a été que la préface à cette ironie – ce moment serait amoindri, sinon complètement détruit.

» Je t’offre donc la satisfaction plutôt que le pardon, ai-je ajouté. Aide-moi, et je te donnerai ensuite une occasion loyale de me détruire. Bien entendu, je revendique une chance égale d’en finir avec toi. Qu’en dis-tu ?

— Quel mode de combat envisages-tu ?

— Aucun pour le moment. Celui qui résultera de notre accord mutuel.

— Quelle assurance ai-je de ta bonne foi ?

— J’en fais le serment par le Nom que je porte.

Après un moment de silence, il a dit enfin :

— J’accepte tes conditions. Je t’accompagnerai et je t’aiderai.

— Alors, allons nous installer à mon campement. J’aimerais en savoir davantage.

J’ai réalimenté le feu et nous nous sommes assis à côté. Le sol s’est mis à trembler légèrement.

— C’est toi qui as déclenché ça ? ai-je questionné en désignant le nord-ouest.

— En partie.

— Pourquoi ? Pour m’effrayer ?

— Pas toi.

— Et Shandon n’avait pas peur non plus ?

— Loin de là.

— Si tu me disais en détail ce qui s’est passé ?

— Auparavant, en ce qui concerne notre accord, je viens de songer à une contre-proposition qui pourrait t’intéresser.

— Je t’écoute.

— Tu vas là-bas pour sauver tes amis. Suppose qu’il soit possible de le faire sans danger, en évitant Mike Shandon. Ne préférerais-tu pas cette solution ? Tiens-tu à verser son sang immédiatement ?

J’ai réfléchi. Si je le laissais en vie, tôt ou tard il me retrouverait. D’un autre côté, si j’arrivais à m’en sortir maintenant sans avoir à le combattre, j’aurais ensuite toutes les chances de me débarrasser de lui sans danger. Pourtant j’étais venu sur Illyria prêt à affronter en face un ennemi mortel. Quelle différence s’il avait un autre nom et un autre visage ?

— J’attends ta proposition.

— Si les gens que tu cherches sont ici, a-t-il dit, c’est uniquement parce que je les ai rappelés à la vie. Tu sais comment : en utilisant les bandes. Ces bandes sont intactes, et je suis le seul à connaître leur cachette. Je t’ai dit de quelle manière je me les suis procurées. Ce que j’ai fait, je peux le refaire. Je peux transférer les bandes ici sur-le-champ, si tu me le demandes. Alors nous partirons, et tu pourras rappeler ces gens à ta guise. Une fois que nous serons à bord de ton vaisseau, je peux te montrer l’endroit à bombarder pour détruire Mike Shandon sans risque. N’est-ce pas plus simple et plus sûr ? Nous pourrons nous entendre plus tard pour régler notre différend.

— Il y a deux failles, ai-je répondu. D’abord Ruth Laris est bien vivante, elle n’existe pas à l’état de bande. D’autre part, ça reviendrait quand même à abandonner les autres, même s’il est possible de les rappeler plus tard sous une nouvelle forme.