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— Pourquoi as-tu enlevé Ruth Laris ?

— Je pensais que tu ne croyais peut-être pas que tes morts avaient été rappelés. Tu n’avais entrepris aucune recherche après avoir commencé à recevoir les photos. J’aurais aimé que tu cherches longtemps avant de découvrir où je t’attendais. Mais, comme tu ne réagissais pas, j’ai décidé d’agir plus ouvertement. J’ai enlevé l’une des personnes qui comptaient à tes yeux. Si tu n’avais toujours rien fait, bien que j’aie pris la peine de t’envoyer un message, j’en aurais enlevé une autre, puis encore une autre – jusqu’à ce que tu te décides.

— Donc Shandon est devenu ton protégé. Tu lui faisais confiance.

— Certainement. C’était un élève et un assistant plein de bonne volonté. Il est intelligent et ses manières sont agréables. Il était de bonne compagnie.

— Il ne l’est pas resté.

— Malheureusement non. Il est dommage que j’aie mal interprété son intérêt et son souci de coopération. Il partageait, c’était normal, mon désir de vengeance à ton égard. Tes autres ennemis aussi bien sûr, mais ils n’étaient pas aussi intelligents, et aucun d’eux n’était télépathe. Il me plaisait d’avoir quelqu’un avec qui communiquer directement.

— Et qu’est-ce qui a gâché cette amitié idyllique ?

— Cela s’est passé hier. C’était en apparence à cause de la vengeance, mais en réalité c’est la puissance qui était l’enjeu. Il était plus fourbe que je ne le pensais. Il m’a trahi.

— De quelle manière ?

— Il a dit que ta mort telle que nous l’avions projetée ne lui suffisait pas. Il prétendait désirer une vengeance personnelle, vouloir te tuer lui-même. Nous sommes entrés en désaccord à ce sujet. Finalement il a refusé d’obéir à mes ordres et je l’ai menacé de le châtier.

Il s’est tu un moment, avant de continuer :

— Alors il m’a frappé. Il m’a attaqué de ses mains nues. Je me suis défendu, en proie à une fureur croissante, et j’ai décidé de lui faire passer un mauvais moment avant de le détruire. J’ai invoqué le Nom que j’avais pris, et Belion m’a entendu et est venu à moi. J’ai contacté un nœud énergétique et, debout dans l’ombre de Belion, j’ai fait éclater le sol à nos pieds et j’ai appelé à moi les vapeurs et les flammes qui résident au cœur du monde. C’est ainsi que j’ai failli le tuer, car il a vacillé un moment au bord de l’abîme et a été gravement brûlé, mais il a ensuite repris son équilibre. Il était parvenu à ses fins : il m’avait obligé à faire venir Belion.

— Dans quel but ?

— Il connaissait mon histoire, telle que je viens de te la raconter. Il savait comment j’avais obtenu le Nom, et il avait formé à ce propos un plan qu’il était parvenu à me dissimuler, L’eussé-je appris d’ailleurs que je n’en aurais conçu que de l’amusement, rien de plus. J’ai ri quand j’ai vu ce qu’il tentait de faire. Moi aussi je croyais que de telles choses ne peuvent se produire. Mais je me trompais. Il a fait un pacte avec Belion.

» Il avait éveillé ma colère et avait fait mine de menacer ma vie, en sachant que j’appellerais Belion si j’étais placé dans une telle situation. Il a combattu mollement, pour me laisser le temps de le faire. Puis, lorsque l’ombre est arrivée, il a projeté vers elle son esprit et est entré en communication avec elle. Il a mis sa vie en balance en échange de la puissance. Voici ce qu’il aurait dit s’il avait parlé avec des mots : « Regarde-moi. Ne suis-je pas un réceptacle supérieur à celui que Tu as choisi ? Viens mesurer les ressources de mon esprit et les pouvoirs de mon corps. Et quand Tu l’auras fait. Tu pourras décider d’abandonner le Pei’en et de marcher avec moi tout le restant de ma vie. Je T’invite. Je suis mieux armé que tout autre homme pour servir Tes desseins, qui sont, je le pense, le feu et la destruction. Celui qui se tient devant moi est faible et se serait accordé avec le Père des Fleurs s’il en avait eu le choix. Viens à moi, et cette association nous sera profitable à tous deux. »

Il s’est interrompu à nouveau.

— Et ensuite ? ai-je demandé.

— Je me suis subitement retrouvé seul.

Quelque part un oiseau a croassé. L’humidité de la nuit se répandait aux alentours. Bientôt une lumière surgirait à l’est, s’estomperait, puis réapparaîtrait. J’ai regardé le feu sans y apercevoir de visages.

— Voilà qui semble mettre un terme à la théorie du complexe autonome, ai-je remarqué. Mais j’ai entendu parler de transfert de psychoses chez des télépathes. Ce pourrait être un phénomène de ce genre.

— Non. Belion et moi étions liés par la confirmation. Il a trouvé un meilleur serviteur et m’a quitté.

— Je ne suis pas convaincu qu’il soit une entité en tant que telle.

— Toi – un porteur de Nom – tu es incrédule… ? Tu me donnes un motif de te mépriser.

— Ne va pas chercher un nouveau pai’badra. Regarde où le dernier t’a mené. Je disais seulement que je n’étais pas entièrement convaincu. Que s’est-il passé après que Shandon eut fait son pacte avec Belion ?

— Il s’est écarté lentement du gouffre ouvert entre nous et il m’a tourné le dos, comme si je n’existais plus. J’ai essayé d’atteindre son esprit, et Belion s’y trouvait. Il a levé les bras et l’île entière s’est mise à trembler. Alors j’ai fait demi-tour et me suis enfui. J’ai pris l’embarcation qui était amarrée et j’ai navigué vers le rivage. Au bout d’un moment, les eaux ont commencé à bouillonner, puis les éruptions se sont déclenchées. J’ai gagné la rive, et, quand je me suis détourné, le volcan surgissait du lac. Je voyais Shandon dans l’île, les bras toujours levés, avec autour de lui la fumée et les étincelles.

Je me suis mis à ta recherche et, quelque temps après, j’ai reçu ton message.

— Avant ces événements, était-il capable de se servir des nœuds énergétiques ?

— Non, il ne pouvait même pas déceler leur présence.

— Et les autres rappelés ?

— Ils sont restés dans l’île. J’avais administré des drogues à certains d’entre eux pour les faire tenir tranquilles.

— Je vois.

— Peut-être vas-tu maintenant changer d’avis et suivre ma suggestion ?

— Non.

Nous avons attendu là, et la lumière du jour est revenue toucher le monde un quart d’heure plus tard. Le brouillard commençait à se lever, mais le ciel était toujours couvert. Le soleil enflammait les nuages. Le vent était froid. J’ai pensé à mon ex-espion, jouant avec son volcan et communiant avec Belion. C’était le moment de le frapper, alors qu’il était encore intoxiqué par son nouveau pouvoir. J’aurais aimé l’attirer hors de l’île, vers une partie d’Illyria que Vert Vert n’aurait pas dénaturée, afin que tout l’environnement soit mon allié. Mais il ne tomberait pas dans un pareil piège. J’aurais voulu le détruire en épargnant les autres, mais je ne voyais pas le moyen d’y parvenir.

— Il t’a fallu combien de temps pour tout saccager ici ? ai-je demandé.

— J’ai commencé à altérer cette section il y a trente ans, a-t-il répondu.

J’ai secoué la tête, puis me suis levé, en recouvrant le feu d’une couche de poussière :

— Allons-y. Il vaut mieux partir.

D’après les mythologies scandinaves, existait au centre de l’espace à l’aube des temps le gouffre de Ginnunga, environné d’un crépuscule perpétuel. Il était au nord bordé de glaces et au sud de flammes. Au cours des âges ces forces entraient en conflit, et les fleuves coulaient, et la vie palpitait dans l’abîme. Les légendes sumériennes nous montrent En-ki triomphant à l’issue de son combat avec Tia-mat, le dragon de la mer, et séparant ainsi la terre et les eaux. En-ki, pour sa part, était plus ou moins fait de feu. Les Aztèques croyaient que les premiers hommes étaient de pierre, et qu’un ciel ardent présageait une ère nouvelle. Et il y a de nombreuses versions de la fin du monde : le Jour du Jugement, le Crépuscule des Dieux, la fusion des atomes. Pour moi qui ai vu naître et mourir bien des gens et bien des mondes, au propre et au figuré, ce sera toujours pareil : toujours l’eau et le feu.