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Quelle que soit la formation scientifique qu’on a, on reste un alchimiste sur le plan émotionnel. On vit dans un monde de liquides, de solides, de gaz et de manifestations de chaleur liées aux changements d’état de ces éléments. Il y a les choses qu’on perçoit et celles qu’on sent. Et la notion qu’on a de leur véritable nature est greffée par-dessus. Aussi, quand il s’agit des sensations quotidiennes de la vie, que ce soit pour lancer un cerf-volant ou se préparer une tasse de café, en revient-on toujours aux quatre éléments idéaux des vieux philosophes : la terre, l’air, le feu et l’eau.

L’air, il faut bien le dire, n’offre guère d’attraits, quel que soit le point de vue dont on l’envisage. Bien sûr, on ne pourrait s’en passer, mais il est invisible et, tant qu’il garde ses propriétés, on ne prête pas attention à sa présence. La terre ? L’ennui avec elle, c’est sa permanence. Les objets solides ont une tendance à subsister qui confine à la monotonie.

Il en va tout autrement du feu et de l’eau. Ils sont à la fois pleins de couleurs, dénués de forme, et toujours en mouvement. Quand ils vous invitent à vous repentir, les prédicateurs annoncent rarement la colère des dieux sous forme de tornades et de tremblements de terre. Non. Ce sont les inondations et les incendies qui sont envoyés à l’homme en punition de ses fautes. Nos ancêtres savaient ce qu’ils faisaient en apprenant à allumer le feu et en ayant toujours à proximité assez d’eau pour l’éteindre. Est-ce une coïncidence si nous avons peuplé de flammes les enfers et de monstres les océans ? Je ne le pense pas. Les deux principes sont mobiles, ce qui est généralement un signe de vie. Tous deux sont mystérieux et possèdent le pouvoir de blesser ou de tuer. Il n’est pas étonnant que les créatures intelligentes aient eu face à eux les mêmes réactions dans l’univers entier. C’est le réflexe alchimique.

Entre Kathy et moi, cela s’était passé ainsi. Ç’avait été quelque chose de tempétueux, de mobile, de mystérieux, avec le pouvoir de blesser, de donner la vie et de donner la mort. Elle était ma secrétaire depuis deux ans quand nous nous sommes mariés. C’était une fille petite et brune aux jolies mains, à qui les couleurs vives allaient bien et qui adorait lancer des miettes aux oiseaux. Je l’avais engagée par l’intermédiaire d’une agence sur la planète Mael. Dans ma jeunesse, les gens se satisfaisaient d’une fille intelligente capable de prendre en sténo, de taper à la machine et de tenir des dossiers. Mais, avec la dégradation progressive de la machine académique et l’accroissement des certificats exigés dans un marché du travail en expansion et de plus en plus compétitif, je l’avais embauchée sur les conseils de mon bureau du personnel en apprenant qu’elle était titulaire d’un doctorat ès sciences secrétariales, délivré par l’université de Mael. La première année fut catastrophique. Elle me mettait tout en automation, semait la pagaille dans mon système de classement personnel et faisait prendre des mois de retard à la correspondance. Quand j’eus fait reconstruire à grands frais une machine à écrire du XXe siècle, en lui apprenant à s’en servir, et que je lui eus enseigné la sténo, elle devint aussi bonne qu’une diplômée d’études commerciales au XXe siècle. Les affaires reprirent leur cours normal, et je pense que nous étions les deux seules personnes sur place à savoir déchiffrer les sténogrammes, ce qui était utile pour les questions confidentielles et nous procurait un point commun. Je la fis pleurer bien des fois au cours de cette première année, elle la petite flamme brillante et moi la couverture mouillée. Puis elle me devint indispensable, et je m’aperçus que ce n’était pas seulement parce qu’elle était une bonne secrétaire. Nous nous mariâmes et fûmes heureux durant six ans – six et demi exactement. Elle mourut dans l’incendie de l’astroport de Miami, où elle s’apprêtait à embarquer pour me rejoindre à une conférence. Nous avions deux fils, dont l’un vit toujours. Par intervalles, auparavant et depuis, le feu m’a traqué au cours des années. L’eau a toujours été mon amie.

Bien que je me sente plus proche de l’eau que du feu, mes mondes sont nés de ces deux éléments. Cocytus, New Indiana, Saint-Martin, Buningrad, Mercy, Illyria et toutes mes autres créations ont été engendrées à travers les flammes, les eaux et la vapeur. Et maintenant je marchais à travers les bois d’Illyria – un monde que j’avais édifié comme un parc d’agrément, comme un lieu de villégiature – je marchais à travers les bois de cette planète acquise par l’ennemi qui s’avançait à mon côté, désertée par ceux pour qui elle avait été conçue : les privilégiés, les vacanciers, les gens épris de repos, ceux qui croyaient encore aux arbres, aux lacs et aux montagnes jalonnées de sentiers. Ils étaient partis, et les arbres devant lesquels je passais étaient tordus, le lac dont je m’approchais était pollué, le sol avait subi des blessures et le feu qui constituait son sang jaillissait au loin, en attente comme le feu l’est toujours, en attente de ma venue. Les nuages pesaient au ciel, et entre leur masse blanche et la noirceur de la terre voletaient les particules de suie qu’avait envoyées le feu, comme autant de messagers funèbres. Kathy aurait aimé Illyria, si elle l’avait vue en un autre temps et avec un autre décor. Penser à elle ici en ce-moment, avec Shandon pour régler la mise en scène, il y avait de quoi être malade. Je prononçai des imprécations entre mes dents tout en poursuivant ma route, et ceci met un terme à mes pensées sur l’alchimie.

Nous avons marché une heure et Vert Vert a commencé à se plaindre de sa douleur à l’épaule et de sa fatigue. Je lui ai répondu que ma sympathie lui était acquise tant qu’il continuait de mettre un pied devant l’autre. Apparemment l’argument l’avait convaincu car il ne revint pas à la charge. Une heure plus tard, je l’ai laissé se reposer pendant que je montais au sommet d’un arbre pour examiner le terrain. Nous étions près du but, et le sol descendrait en pente douce pendant le reste du trajet. Le jour était devenu plus clair et le brouillard s’était presque entièrement dissipé. Il faisait déjà plus chaud qu’à aucun moment depuis mon atterrissage. J’avais les flancs trempés de sueur et la paume de mes mains commençait à s’écailler. Chaque fois que je heurtais une branche, je soulevais un nuage de cendre et de poussière. J’éternuais et les yeux me cuisaient, au bord des larmes.

Par-dessus la crête éloignée des arbres, j’apercevais le sommet de l’île. Et à sa gauche, un peu en retrait, le haut d’un cône de roche volcanique en fusion. J’ai à nouveau marmonné des jurons pour me soulager, tout en entamant la descente de la pente.

Deux heures après, nous arrivions au bord du lac Achéron.

Seul le feu se reflétait sur la surface lisse de mon lac. La lave et les rochers brûlants crachaient et sifflaient en atteignant le niveau de l’eau. Je me sentais sale, poisseux, en nage, en jetant les yeux sur ce qui subsistait de mon chef-d’œuvre. Sur la rive, de petites vagues laissaient des franges d’écume et de débris noirâtres, et l’eau en bordure était pareillement souillée. Des poissons morts flottaient le ventre en l’air, et une odeur d’œufs pourris empuantissait l’atmosphère. Je me suis assis sur un rocher en allumant une cigarette pour observer le spectacle.