À un peu plus d’un kilomètre se dressait mon Ile des Morts toujours intacte : hérissée, menaçante comme une ombre que rien ne projette. Me penchant en avant, j’ai plongé mon doigt dans l’eau. Elle était chaude. Loin du côté de l’est, apparaissait une seconde lumière, comme si un cône plus petit commençait à surgir.
— Mon embarcation a touché la rive à environ quatre cents mètres à l’ouest d’ici, a annoncé Vert Vert.
Avec un hochement de tête, j’ai continué mon examen. C’était encore le matin, et j’avais envie de m’attarder à cette contemplation. La face sud de l’île – celle que j’avais sous les yeux – possédait une bande de plage étroite épousant les contours d’une petite baie. De là partait un sentier d’origine apparemment naturelle qui montait en zigzaguant vers le sommet des éperons rocheux.
— Où penses-tu qu’il soit ? ai-je demandé.
— Dans le chalet qui est de ce côté, aux deux tiers de la distance jusqu’au sommet, a répondu Vert Vert. C’est là que se trouvait mon laboratoire.
Une approche de front était presque obligatoire, puisque l’autre face de l’île était entièrement escarpée et plongeait à pic dans l’eau du lac.
Presque, mais pas tout à fait.
Ni Vert Vert, ni Shandon, ni personne d’autre ne devait savoir qu’en réalité on pouvait escalader la face nord. Je l’avais conçue pour qu’elle ait l’air inaccessible, mais ce n’était pas exactement le cas. J’avais procédé ainsi parce que j’aime bien qu’il y ait partout une entrée de derrière en plus de l’entrée principale. Pour utiliser cette voie, il fallait que je fasse l’ascension jusqu’en haut et que je redescende ensuite jusqu’au chalet.
J’ai pris la résolution de passer par là, tout en décidant de ne le révéler à Vert Vert qu’au dernier moment. Après tout il était télépathe, et rien ne me prouvait qu’il ne m’avait pas raconté des bobards. Il pouvait très bien faire équipe avec Shandon, ou peut-être même que le Shandon dont il m’avait entretenu n’existait pas. Je n’avais en lui aucune confiance.
— Viens, ai-je dit en me levant et en jetant ma cigarette dans le cloaque qu’était devenu mon lac. Montre-moi où tu as laissé l’embarcation.
Nous avons longé la rive dans la direction qu’il m’avait indiquée. Mais l’embarcation n’était plus là.
— Tu es sûr que c’était bien à cet endroit ?
— Oui.
— Eh bien, je ne vois rien.
— Le tremblement de terre a peut-être détaché les amarres.
— Pourras-tu nager jusqu’à l’île, avec ton épaule et tout le reste ?
— Je suis un Pei’en, a-t-il répondu, ce qui voulait dire qu’il pouvait aussi bien faire la traversée de la Manche dans les deux sens avec les deux épaules en compote.
J’avais seulement dit ça pour l’irriter.
Puis il a ajouté :
— Mais nous ne pourrons pas faire ce parcours à la nage.
— Pourquoi pas ?
— Il y a des courants chauds qui viennent du volcan. Loin de la rive, ils sont plus forts.
— Alors nous allons construire un radeau. Je couperai le bois au pistolet et tu chercheras de quoi lier les rondins.
— Quoi, par exemple ?
— C’est toi qui as fabriqué cette forêt. Maintenant tu la connais mieux que moi. Il me semble avoir vu des plantes grimpantes qui avaient l’air solides.
— Elles sont coriaces. Il me faudrait ton couteau.
J’ai hésité un instant :
— D’accord. Prends-le.
— L’eau peut passer par-dessus les bords d’un radeau. Elle sera peut-être très chaude.
— Alors il faut qu’elle soit refroidie.
— Comment ?
— Bientôt il se mettra à pleuvoir.
— Les volcans…
— Il n’y aura pas tant d’eau que ça.
Il a haussé les épaules en signe d’assentiment et est parti tailler les plantes grimpantes. J’ai entrepris d’abattre les arbres et de les découper en tronçons d’environ quinze centimètres de diamètre et trois mètres de long, tout en surveillant avec le plus d’attention possible ce qui se passait derrière moi.
Bientôt il s’est mis à pleuvoir.
Pendant plusieurs heures la pluie froide et régulière est tombée du ciel, nous trempant jusqu’aux os, troublant la surface du lac et nettoyant un peu les arbustes de la saleté qui s’était accumulée sur eux. J’avais façonné deux larges rames et coupé deux perches en attendant que Vert Vert rapporte ce qui nous servirait de cordage. Pendant que je continuais à l’attendre, une violente secousse a soulevé le sol et une éruption terrifiante a fendu en deux le haut du cône. Par la fissure s’est déversé un flot couleur de ciel embrasé. Le bruit de l’explosion a fait bourdonner mes oreilles pendant plusieurs minutes. Puis, sous l’effet d’un raz de marée miniature, la surface du lac s’est soulevée en se précipitant vers moi. Je n’ai eu que le temps de me sauver et d’escalader l’arbre le plus proche.
L’eau est venue lécher la base de l’arbre, à une trentaine de centimètres de hauteur. Trois autres vagues de fond se sont succédé au cours des vingt minutes suivantes, puis les eaux ont reflué, en ne laissant à la place de mes rondins et de mes rames qu’un épais dépôt de boue.
J’ai vu rouge. Je savais bien que ma pluie ne pouvait pas éteindre ce sale volcan et qu’elle risquait même d’aggraver les choses… Mais ça me rendait fou furieux de voir ainsi tout mon travail balayé et emporté par l’eau.
Je me suis mis à prononcer à haute voix la formule. Quelque part j’entendais la voix du Pei’en qui m’appelait mais je n’en tenais pas compte. Après tout, je n’étais déjà plus tout à fait Francis Sandow.
En me penchant vers le sol, j’ai perçu la force d’attraction d’un nœud énergétique qui s’exerçait à plusieurs centaines de mètres sur ma gauche. J’ai pris cette direction, en escaladant une petite éminence pour arriver à mon but. De là, j’avais un champ de vision qui s’étendait, par-delà les eaux agitées, jusqu’à l’île elle-même. Peut-être mon acuité visuelle s’était-elle accrue. J’apercevais distinctement le chalet. Il me sembla même voir quelque chose bouger près de la balustrade, au bord de la terrasse qui dominait le lac. Vert Vert, lui, avait dit qu’après sa traversée il voyait encore nettement Shandon. Les yeux des Pei’ens portent plus loin que ceux des humains.
Debout devant l’emplacement du nœud énergétique, je sentais le pouls de la planète à cet endroit où affleurait l’une de ses plus grosses veines, et la puissance pénétrait en moi, et je la relayais vers le ciel.
La pluie s’est transformée en déluge, et quand j’ai abaissé ma main dressée les éclairs et le tonnerre se sont déchaînés. Un vent subit s’est levé, aussi vif qu’un chat sauvage, aussi froid que les souffles de l’Arctique, et s’est engouffré autour de moi.
Quelque part sur ma droite, Vert Vert m’appelait toujours.
Les cieux tout entiers se fondaient en pluie. Le chalet disparaissait à ma vue et l’île se réduisait à un vague contour gris. Au-dessus de l’eau, le sommet du volcan ne brillait plus que comme une faible étincelle. Les hurlements du vent se mêlaient aux grondements du tonnerre pour créer un perpétuel vacarme. Les rives du lac s’élargissaient, les eaux reprenaient leur place. Je n’entendais plus la voix de Vert Vert.
La pluie ruisselait sur ma nuque et mon visage, en obscurcissant mon regard. Mais je n’avais pas besoin d’yeux pour voir. La puissance me baignait, la température devenait de plomb. Les rideaux de pluie claquaient maintenant comme des fouets ; le jour était aussi noir que la nuit. J’ai éclaté de rire, et les eaux ont jailli en trombes qui dansaient comme des génies, et les éclairs ont continué inlassablement de jeter leur gant, mais jamais la machine ne faisait « tilt ».