Nous avons dépassé l’île pour l’approcher par sa face nord. À travers la nuit, je voyais celle-ci par les yeux de la mémoire comme en plein jour. Mes souvenirs me retraçaient chacun de ses escarpements, chacune de ses arêtes ; j’avais encore la texture de la pierre au bout des doigts.
Nous sommes parvenus en bordure de la muraille à pic que je pouvais toucher du bout de ma rame. Après avoir regardé vers le haut, j’ai dit :
— Plus à l’est.
Plusieurs centaines de mètres plus loin, nous avons atteint l’endroit où se dissimulait mon accès secret. C’était une fissure oblique à flanc de roche, une étroite cheminée d’une douzaine de mètres de long, par où l’on pouvait monter en s’arc-boutant du dos et des pieds jusqu’à une corniche. En empruntant cette dernière, on pouvait parcourir une vingtaine de mètres, avant d’arriver à une série de prises et d’appuis permettant de se hisser vers le sommet.
Après avoir expliqué cela à Vert Vert, j’ai commencé l’ascension pendant qu’il me maintenait le radeau. Il m’a suivi sans protester, bien que son épaule dût le faire souffrir.
En gagnant le haut de la cheminée, j’ai jeté un coup d’œil en bas sans pouvoir distinguer le radeau. J’ai mentionné le fait à Vert Vert qui s’est contenté de grommeler. J’ai attendu qu’il me rejoigne sur la corniche et lui ai tendu la main pour l’aider à se dégager de la fissure. Nous avons alors suivi la corniche, en progressant lentement vers l’est.
Il nous a fallu un quart d’heure pour nous rendre au point d’où l’on pouvait entamer l’escalade. Je suis à nouveau passé le premier, en précisant à mon compagnon qu’il faudrait grimper pendant cent cinquante mètres avant d’aboutir à une autre corniche. Le Pei’en a grommelé une fois de plus et m’a suivi.
J’ai eu bientôt les bras endoloris, et une fois sur la corniche je me suis étendu en fumant une cigarette. Nous sommes repartis dix minutes plus tard. Vers minuit, nous étions parvenus au sommet sans encombre.
Nous marchions depuis dix minutes quand nous l’avons aperçu.
Silhouette sombre, il errait au hasard, sans doute drogué jusqu’à la moelle. Mais peut-être pas. On ne peut jamais être sûr.
Je suis allé jusqu’à lui, j’ai mis une main sur son épaule et je lui ai fait face :
— Courtcour, qu’es-tu devenu ?
Il m’a regardé, les paupières lourdes. Vêtu de blanc (ce devait être une idée de Vert Vert), il pesait dans les cent cinquante kilos ; il avait les yeux bleus, le teint clair et la voix douce. Il zézayait un peu en me répondant :
— Je crois que j’ai toutes les informations.
— Bravo ! ai-je répondu. Tu sais que je suis venu ici pour rencontrer cet homme – Vert Vert – dans une sorte de duel. Mais nous nous sommes récemment alliés contre Mike Shandon.
— Laisse-moi le temps de réfléchir, a-t-il dit. (Puis il a repris :) Oui. Tu as perdu.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Shandon te tue dans trois heures dix minutes.
— Non. C’est impossible.
— S’il ne le fait pas, c’est parce que tu l’auras tué. Alors c’est ce Vert Vert qui te tuera dans cinq heures vingt minutes.
— Comment peux-tu en être sûr ?
— Vert Vert est le faiseur de mondes qui a fabriqué Korrlyn.
— C’est toi ? ai-je demandé en me tournant vers lui.
— Oui.
— Alors il te tuera, a repris Courtcour.
— Comment ?
— Sans doute à l’aide d’un instrument contondant. Si tu peux l’éviter, tu auras peut-être la possibilité de venir à bout de lui à mains nues. Tu as toujours été un peu plus fort que tu n’en as l’air, ça trompe les gens. Mais je ne crois quand même pas que ça t’aidera beaucoup cette fois-ci.
— Merci, ai-je dit. Que ça ne t’empêche pas de dormir.
— À moins, a-t-il ajouté, que vous n’ayez tous les deux des armes secrètes, ce qui n’est pas impossible.
— Où est Shandon ?
— Dans le chalet.
— Je veux sa tête. Comment l’avoir ?
— Tu es une sorte d’agent du démon. Tu possèdes cette faculté que je n’ai jamais pu pleinement mesurer.
— Oui. Je sais.
— Ne t’en sers pas.
— Pourquoi ?
— Il la possède également.
— Je le sais aussi.
— Si tu arrives à le tuer, ce sera sans ça.
— D’accord.
— Tu ne me fais pas confiance.
— Je ne me fie à personne.
— Tu te rappelles le soir où tu m’as engagé ?
— Vaguement.
— Un sacré dîner. Tu te souviens de ce carré de porc au gingembre ?
— Oui, ça me revient.
— Tu m’as parlé de Shimbo ce jour-là. Si tu l’invoques, Shandon invoquera l’autre. Il y a trop de facteurs variables. Le résultat pourrait être fatal.
— C’est peut-être Shandon qui t’a demandé de me dire ça.
— Non. Je mesure simplement les probabilités.
— Est-ce que Yarl le Tout-Puissant pourrait créer une pierre qu’il ne pourrait pas soulever ? lui a demandé Vert Vert.
— Non, a répondu Courtcour.
— Pourquoi pas ?
— Parce que.
— Ce n’est pas une réponse.
— Je n’en vois pas d’autres. Et vous, vous le pourriez ?
— Je me méfie de lui, a dit Vert Vert. Il était normal quand je l’ai ramené à la vie, mais j’ai l’impression que Shandon le manœuvre.
— Non, a protesté Courtcour. Je cherche à vous aider.
— En racontant à Shandon qu’il va mourir ?
— C’est parce qu’il va mourir.
Vert Vert a levé la main. Il était soudain armé de mon pistolet, qu’il avait dû téléporter de son étui jusqu’à lui, selon la méthode qui lui avait servi à se procurer les bandes. Il a fait feu à deux reprises et m’a rendu l’arme.
— Pourquoi as-tu fait ça ?
— Il te mentait, il essayait de te troubler l’esprit. De détruire ta confiance.
— Il a été jadis un de mes plus proches associés. Il s’était entraîné à penser comme un ordinateur. Je crois qu’il essayait simplement d’être objectif.
— Avec la bande de rappel tu pourras le ressusciter.
— Viens. Je n’ai plus que deux heures cinquante-huit minutes.
Nous nous sommes remis en marche.
— Je n’aurais pas dû faire ça ? m’a-t-il demandé au bout d’un moment.
— Non.
— Je suis désolé.
— N’en parlons plus. En tout cas ne t’amuse plus à tuer les gens sans me demander mon avis.
— D’accord. Mais toi, Frank, tu en as tué beaucoup, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Pourquoi ?
— C’était eux ou moi, et j’aimais mieux que ce soit eux.
— Alors ?
— Tu n’étais pas forcé de tuer Bodgis.
— Je pensais…
— Bon, tais-toi.
Nous nous sommes engagés dans une fissure entre deux pans rocheux. Des vrilles de brume serpentaient jusqu’à nous et se déposaient sur nos vêtements. De l’autre côté, nous avons abouti à une piste descendante, au bord de laquelle se tenait encore une silhouette.
— … Venu chercher ta mort, disait-elle.
Je me suis arrêté en la regardant :
— Dame Karle.
— Passe ton chemin, continuait-elle. Hâte-toi vers ton destin funeste. Tu ne peux savoir ce que ça signifie pour moi.
— Autrefois je t’ai aimée, ai-je dit, ce qui n’était pas très approprié.