J’ai retrouvé la maison à l’ancienne adresse, comme Ruth me l’avait annoncé.
Elle avait effectivement changé. Autrefois c’était un des rares îlots de résistance opposés à la prolifération de la gelée qui submergeait la ville, à l’époque où nous habitions ici ensemble. Maintenant, elle aussi avait succombé. Le mur de stuc où s’ouvrait une grille de fer forgé, la cour intérieure recouverte de cailloutis, l’hacienda bordée d’une petite piscine dont l’eau faisait miroiter des reflets de soleil comme des fantômes sur les murailles de crépi et les tuiles, tout cela avait disparu, remplacé par un château de gelée couleur framboise, flanqué de quatre tourelles.
J’ai rangé mon glisseur et, après avoir traversé un pont arc-en-ciel, j’ai touché sur la porte la plaque d’annonce des visiteurs.
— Cette maison est vide, a déclaré par un haut-parleur caché une voix mécanique.
— Quand miss Laris sera-t-elle de retour ? ai-je demandé.
— Cette maison est vide, a répété la voix. Si son achat vous intéresse, vous pouvez contacter Paul Glidden à la société immobilière du Soleil Liquide, 178, avenue des Sept Soupirs.
— Miss Laris n’a pas donné sa nouvelle adresse ?
— Non.
— Elle n’a laissé aucun message ?
— Non.
J’ai regagné le glisseur que j’ai juché sur un coussin d’air de quinze centimètres et j’ai fini par localiser l’avenue des Sept Soupirs, jadis appelée tout simplement Grand-Rue.
M. Glidden était gras et n’avait d’autre pilosité que les sourcils, deux minces traits gris qu’on eût dit tracés au crayon, au-dessus des yeux gris ardoise à l’expression sérieuse, de la fine bouche rose qui devait sourire même quand il dormait et, entre les deux, du petit promontoire retroussé qui lui tenait lieu de nez, englouti au centre de deux joues pareilles à des boules de pâte à pain qui le faisaient paraître plus petit et plus retroussé encore, tout cela, combiné avec le reste de ses traits, donnait à son visage l’air d’une grosse motte molle (si l’on exceptait les étroites oreilles ornées de deux saphirs), et assis derrière son bureau au Soleil Liquide, le teint aussi rouge que la chemise aux manches bouffantes qui ceignait son torse hémisphérique, il abaissait la main droite que je venais de serrer, en faisant tinter sa chevalière maçonnique contre le cendrier de céramique en forme de soleil tandis qu’il reprenait son cigare, afin de mieux m’examiner, à la façon d’un poisson, du fond de l’étang de fumée dont il était environné.
— Asseyez-vous, Mr Conner, a-t-il marmonné. Que puis-je pour vous ?
— C’est bien vous qui êtes chargé de vendre la maison de Ruth Laris, rue Nuage ?
— C’est exact. Vous voulez l’acheter ?
— Je cherche Ruth Laris. Savez-vous où elle est partie ?
Quelque chose paraissait se ternir dans son regard.
— Non, a-t-il répondu. Je n’ai jamais rencontré Ruth Laris.
— Elle a bien dû laisser des instructions pour qu’on lui fasse parvenir l’argent.
— En effet.
— Pouvez-vous me les indiquer ?
— Pourquoi ?
— Pourquoi pas ? J’essaie de la retrouver.
— Je dois déposer la somme à son compte en banque.
— Ici en ville ?
— Oui.
— Mais ce n’est pas elle qui a conclu l’affaire avec vous ?
— Non. C’est son avoué.
— Vous pourriez me donner son nom ?
Il a haussé les épaules, au milieu de son étang de fumée :
— Si vous voulez. Il s’agit d’André DuBois, rue Benson, Carling et Wu, à huit pâtés de maisons d’ici, au nord.
— Merci.
— J’en conclus que la demeure ne vous intéresse pas ?
— Au contraire. Je suis prêt à l’acheter, si je peux en prendre possession cet après-midi… et en discuter avec son avoué. Est-ce que cinquante-deux mille seraient une offre raisonnable ?
Subitement, il a paru surgir de son étang :
— Où puis-je vous joindre, Mr Conner ?
— Je serai au Spectrum.
— Après 5 heures ?
— Après 5 heures, parfait.
Bon, que me restait-il à faire ? D’abord j’ai pris une chambre au Spectrum. Ensuite, à l’aide du code voulu, j’ai contacté mon agent sur Driscoll afin qu’il prépare en liquide la somme nécessaire à Lawrence Conner pour effectuer son achat. Enfin j’ai mené le glisseur jusqu’au quartier religieux et, après l’avoir garé, j’en suis descendu et me suis mis à marcher.
Je suis passé devant des temples consacrés à tout le monde, de Zoroastre à Jésus-Christ. J’ai ralenti mon allure en arrivant à l’endroit dévolu à la religion pei’enne.
Au bout d’un instant, j’ai trouvé ce que je cherchais, une simple entrée au niveau du sol, de la dimension d’une porte de garage. J’y ai pénétré et j’ai descendu un escalier étroit. Celui-ci m’a mené à un petit vestibule éclairé par des cierges, que j’ai traversé en me dirigeant vers une arche basse à l’autre extrémité.
J’ai débouché dans une chapelle sombre, avec un autel central taillé dans une matière verte et des rangées de bancs tout autour. Aux cinq murs étaient fixées des centaines de plaques de glassite ternies, représentant les divinités pei’ennes. Peut-être n’aurais-je pas dû venir en ce lieu aujourd’hui. Cela faisait si longtemps…
Huit humains étaient présents ainsi que six membres de la race pei’enne, dont quatre étaient des femmes. Tous étaient porteurs de rubans à prières.
Les Pei’ens mesurent plus de deux mètres et sont verts comme l’herbe. Leur tête large au sommet, rétrécie à la base, affecte la forme d’un entonnoir. Leurs yeux énormes sont d’un vert ou d’un jaune limpide. Leur nez est plat, réduit à de simples bourrelets de chair avec les narines en parenthèses. Ils n’ont ni cheveux ni système pileux. Leur bouche large ne possède pas de dents à proprement parler. La meilleure analogie qu’on puisse constater se rencontre chez les élasmobranches. Ils avalent continuellement leur peau. Ils n’ont pas de lèvres, mais leur derme bourgeonne et durcit à l’intérieur de leur bouche, ce qui munit celle-ci d’une sorte de râpe grâce à laquelle ils peuvent mastiquer. Cette couche cornée sans cesse renouvelée est absorbée par eux à mesure et digérée. Malgré l’effet que peut faire cette description à quelqu’un qui ne connaît pas les Pei’ens, ils n’en sont pas moins ravissants à regarder, plus gracieux que des chats, plus anciens que l’humanité, et dotés d’une sagesse extrême. À part cela ils ont une symétrie bilatérale et possèdent deux bras et deux jambes, avec cinq doigts à l’extrémité de chaque membre. Les deux sexes sont vêtus de vestes, de jupes et de sandales, généralement de couleur sombre. Les femmes sont plus petites et plus minces que les hommes, mais plus larges de hanches et de buste – bien qu’elles n’aient pas de seins, car elles n’allaitent pas leurs enfants ; ceux-ci, durant les premières semaines, digèrent des couches de graisse stockées dans leur organisme, puis ils commencent à se nourrir de leur peau. Plus tard, ils mangent une nourriture extérieure, principalement des fruits en purée et des mollusques marins. Ainsi sont les Pei’ens.
Leur langue est difficile. Je la parle. Leurs philosophies sont complexes. J’en connais plusieurs. Beaucoup d’entre eux sont télépathes, et certains disposent de facultés inhabituelles. Il en va de même pour moi.
Je me suis assis sur un banc et me suis détendu. Les sanctuaires pei’ens me communiquent une certaine force psychique, à cause du conditionnement que j’ai reçu sur Megapei. Les Pei’ens sont extrêmement polythéistes. Leur religion me rappelle un peu l’hindouisme, en ce sens qu’ils n’ont jamais rien rejeté – il semble qu’ils aient passé leur Histoire à accumuler les divinités, les traditions, les rituels. Cette religion se nomme le strantrisme et elle s’est considérablement répandue au cours des années. Elle a une chance de devenir un jour universelle, car elle a de quoi satisfaire tout le monde, des animistes aux panthéistes en passant par les agnostiques et les simples amateurs de cérémonies. Les Pei’ens eux-mêmes ne constituent à l’heure actuelle que dix pour cent des strantriens, et l’on peut dire que ce sera probablement la première religion importante à survivre à la race qui l’a fondée. Car le nombre des Pei’ens diminue chaque année. En tant qu’individus, ils ont une durée de vie immensément longue, mais leur fécondité est faible. Et comme leurs plus grands savants ont déjà rédigé le dernier chapitre de l’énorme Histoire de la civilisation pei’enne en 14 926 volumes, ils ont peut-être décidé qu’il était inutile d’aller plus loin. Ils ont pour leurs savants un respect sans limites. Ce sont des gens singuliers.