Ce qu’ils avaient appelé une ville ne ressemblait en réalité en rien aux cités terrestres. De grands massifs sombres, aux parois rongées et hérissées de pointes qui leur donnaient un aspect de brosse, s’enfonçaient jusqu’à une profondeur inconnue dans les dunes mouvantes ; cela ne ressemblait à rien de ce que connaissait l’œil humain. Leurs formes indéfinissables atteignaient la hauteur de plusieurs étages. Cela n’avait ni fenêtres ni portes, ni même de murs ; certains avaient l’aspect de réseaux sinueux et denses, formés de câbles s’entre pénétrant dans tous les sens, avec des renflements aux endroits où ils se rejoignaient ; d’autres faisaient penser à des arabesques compliquées, telles qu’en auraient formées des rayons d’abeille entrecroisés ou des claies aux ouvertures en triangle ou en pentagone. Dans chaque élément de dimensions plus considérables et sur chaque surface visible, on pouvait découvrir une sorte de régularité, non une uniformité pareille à celle des cristaux, mais néanmoins réelle, avec un rythme déterminé, malgré les traces de destruction qui la brisaient en maints endroits. Certaines constructions semblaient faites de branches étroitement soudées et taillées en biseau (mais ces branches ne se déployaient pas librement comme pour les arbres ou les buissons ; ou bien elles formaient une partie d’un arc ou bien deux spirales tournant en sens contraire) ; elles jaillissaient alors verticalement du sol ; ils en rencontrèrent d’autres, pourtant, qui étaient relevées comme le tablier d’un pont-levis. Les vents, qui soufflaient le plus souvent du nord, avaient accumulé du sable sur toutes les surfaces horizontales et les flèches les moins inclinées ; aussi, de loin, plus d’une de ces ruines rappelait une pyramide trapue, tronquée au sommet. De près, toutefois, la surface apparemment lisse montrait ce qu’il en était : un système de tiges épineuses aux pointes acérées, de feuillages parfois si étroitement entremêlés qu’ils retenaient le sable dans les taillis ainsi formés. Il sembla à Rohan que c’étaient là des résidus cubiques et pyramidaux de rochers, envahis par une végétation morte et desséchée. Mais cette impression se dissipa elle aussi, au bout de quelques pas : en effet, une régularité étrangère aux formes vivantes manifestait sa présence à travers le chaos de la destruction. Ces ruines, à vrai dire, n’étaient pas d’un seul tenant, car on pouvait en deviner l’intérieur par les fentes des taillis métalliques ; elles n’étaient pas vides non plus, puisque ces taillis les emplissaient entièrement. De partout émanait l’ambiance morte de l’abandon. Rohan songea un instant à utiliser le lance-antimatière, mais cela n’aurait eu aucun sens de recourir à la force, puisqu’il n’y avait aucun endroit où pénétrer. L’ouragan faisait voler des nuages de poussière irritante entre les hauts bastions. Les mosaïques régulières des ouvertures sombres étaient remplies de sable qui s’écoulait sans arrêt en un mince filet ; à leur base, des cônes pointus se formaient, comme provoqués par des avalanches miniatures. Un bruissement sec, incessant, les accompagna pendant toute leur exploration. Les antennes tournant comme des ailes de moulin, les canons pendulaires des compteurs Geiger, les microphones à ultra-sons et les détecteurs de rayonnement — tout se taisait. On n’entendait que le grincement du sable sous les roues, le hurlement par à-coups des moteurs qui s’emballaient lorsqu’ils changeaient de direction. Ils progressaient, passant tantôt dans l’ombre froide et profonde des colosses, tantôt sur le sable rendu écarlate par la lumière de ce soleil.
Ils atteignirent enfin la faille tectonique. C’était une crevasse large d’une centaine de mètres, un abîme apparemment sans fond et à coup sûr très profond, car il n’avait pas été comblé par les cataractes de sable balayées sans répit par les coups de vent. Ils s’arrêtèrent et Rohan envoya de l’autre côté le robot éclaireur volant. Il observait sur un écran ce que l’engin apercevait à l’aide de ses caméras de télévision, mais l’image était semblable à ce qu’ils connaissaient déjà. L’éclaireur fut rappelé au bout d’une heure. À son retour, Rohan, après en avoir discuté avec Ballmin et Gralew, le physicien, qui étaient dans son véhicule, décida d’examiner de plus près un certain nombre de ruines.
Ils essayèrent tout d’abord d’évaluer, à l’aide de sondes à ultra-sons, l’épaisseur de la couche de sable recouvrant les « rues » de la « ville » morte. Ce fut assez fastidieux. Les résultats des divers sondages ne coïncidaient pas, sans doute parce que l’assise rocheuse avait été décristallisée pendant la secousse qui avait entraîné la formation de la grande faille. Sept à douze mètres de sable semblaient recouvrir cette immense dépression en forme de cuvette. Ils se dirigèrent à l’ouest, vers l’océan. Après avoir parcouru onze kilomètres d’un chemin tortueux entre les ruines noirâtres de plus en plus basses, émergeant de moins en moins du sable jusqu’à y disparaître, ils parvinrent à des rochers nus. Ils se trouvaient ici au-dessus d’un à-pic si élevé que le bruit des vagues se brisant à leurs pieds ne leur parvenait que comme une voix à peine perceptible. Une chaîne de rocs nus, débarrassés du moindre grain de sable, d’un poli surnaturel, indiquait le tracé des falaises ; elles se poursuivaient vers le nord par une série de sommets montagneux qui, en sauts pétrifiés, descendaient dans le miroir de l’océan.
Ils avaient laissé la « ville » derrière eux — visible à présent sous l’aspect d’une ligne noire au contour régulier, noyée dans un brouillard vaguement roux. Rohan se mit en communication avec L’Invincible, et transmit à l’astronavigateur les informations qui se ramenaient en réalité à peu de chose ; peu après, la colonne, continuant à s’entourer de toutes les précautions, retourna au cœur des ruines.
En route, un petit accident se produisit. L’ergorobot placé à l’extrême gauche, sans doute en raison d’une légère erreur de parcours, élargit outre mesure la portée du champ de force, si bien que celui-ci effleura le bord d’une construction penchée vers l’intérieur, à bout pointu et à l’aspect de rayon de miel. Relié au détecteur mesurant l’intensité du champ, le lance-antimatière que quelqu’un avait réglé de façon qu’il frappât automatiquement en cas d’attaque, interpréta la variation brusque d’intensité comme le signe évident que quelqu’un s’efforçait de franchir le champ de force, et se mit à tirer sur la ruine innocente. Toute la partie supérieure de la « construction » penchée, de la dimension d’un gratte-ciel terrestre, perdit son coloris d’un noir sale, s’embrasa et émit une lumière aveuglante pour, une fraction de seconde plus tard, s’effondrer en une averse de métal en fusion. Pas le moindre débris ne tomba sur les explorateurs, car les particules enflammées glissaient le long de la surface invisible de la coupole qu’était le champ de force protecteur. Avant d’atteindre le sol, elles perdaient la chaleur reçue si brutalement. Il n’en résulta pas moins une bouffée de rayonnement, provoquée par l’annihilation ; les Geiger donnèrent automatiquement l’alerte et Rohan, sacrant et promettant de briser les os de celui qui avait programmé de la sorte les appareils, perdit un long moment à décommander l’état d’alerte et à répondre à L’Invincible qui avait remarqué la lueur éblouissante et demandé immédiatement ce qui l’avait provoquée.