Au début, il n’entendit rien, sinon le bourdonnement du courant, et il en éprouva une impression de soulagement, car il ne voulait rien entendre. Il aurait préféré, sans même s’en rendre compte, que le cerveau de cet inconnu fût muet comme une pierre. Sax, se relevant, lui ajusta mieux les écouteurs. Alors Rohan vit quelque chose à travers la lumière qui inondait le mur blanc de la cabine, une image grise, comme faite de poussière, brouillée et suspendue à une distance indéfinissable. Il ferma les yeux involontairement, et ce qu’il avait distingué à l’instant devint presque net. C’était comme un corridor à l’intérieur du vaisseau, avec des tuyaux courant sur le plafond ; toute sa largeur était barrée par un entassement de corps humains. Ils semblaient bouger, mais c’était l’ensemble de l’image qui vibrait et se gondolait. Ces hommes étaient à demi nus, les restes de leurs vêtements pendaient en lambeaux et leur peau, d’une blancheur surnaturelle, était couverte de mouchetures noires ou d’une éruption de boutons. Il se pouvait que ce phénomène, lui aussi, ne fût qu’un effet dû au hasard, car des virgules noires semblables abondaient sur le plancher et les murs. Toute cette image, telle une photographie très floue, faite à travers une grande épaisseur d’eau, oscillait, s’étirait, se rétrécissait et ondulait. Pris de panique, Rohan ouvrit tout grand les yeux ; l’image devint grise et disparut presque, faisant simplement un écran d’ombre à la forte lumière de la réalité qui l’entourait. Alors Sax, une fois de plus, toucha les manettes de l’appareil, et Rohan entendit — comme si c’était au centre de sa propre tête — un faible murmure : « ala … ala … ama … lala … ala ma … maman … »
Et rien de plus. Le courant de l’amplificateur miaula soudain, émit un bruit sourd qui remplit les écouteurs d’un cocorico qui se répéta comme un hoquet fou, comme si c’était là un rire sauvage, railleur et atroce. Mais ce n’était que le courant : tout simplement, l’hétérodyne avait commencé à émettre des vibrations trop puissantes …
Sax enroulait les fils, les rangeait, les remettait dans le sac, tandis que Nygren soulevait un pan du drap et en recouvrait le corps et le visage du mort, dont la bouche jusque-là fermée, s’entrouvrit légèrement — peut-être sous l’effet de la chaleur (il faisait déjà presque chaud dans l’hibernateur, puisque Rohan sentait de la sueur lui couler dans le dos) —, donnant à la figure une expression d’étonnement indicible. Et c’est ainsi qu’il disparut sous le drap blanc.
— Dites quelque chose … Pourquoi ne dites-vous rien ? lança Rohan qui n’en pouvait plus.
Sax boucla les courroies du sac, se leva et s’approcha à le toucher.
— Reprenez votre calme …
Rohan plissa les yeux, serra les poings ; son effort était démesuré mais vain. Comme d’ordinaire en de tels moments, la colère s’éveillait en lui. Il lui était extrêmement difficile de se maîtriser.
— Je vous demande pardon … balbutia-t-il. Et alors, qu’est-ce que ça veut dire au juste ?
Sax dégrafa son vaste scaphandre qui glissa sur le plancher, et sa forte stature apparente l’abandonna. De nouveau, c’était le personnage familier : un petit homme maigre, voûté, à la poitrine étroite, aux mains fines et nerveuses.
— Je ne sais rien de plus que vous, dit-il. Et peut-être même moins.
Rohan n’y comprenait rien, mais il se raccrocha à ces derniers mots.
— Comment ça ? … Pourquoi moins ?
— Parce que je n’étais pas là, que je n’ai rien vu, à part ce cadavre. Vous, vous étiez ici depuis le matin. Est-ce que cette image ne vous dit rien ?
— Non. Et eux — eux, ils bougeaient. Est-ce qu’alors ils vivaient encore ? Qu’avaient-ils sur eux ? Ces petites taches …
— Ils ne bougeaient pas. C’est une illusion. Les engrammes se fixent comme des photographies. Parfois, il y a une superposition de plusieurs images ; ce n’était pas le cas cette fois-ci.
— Et ces petites taches ? C’est aussi une illusion ?
— Je ne sais pas. Tout est possible. Mais il me semble que non. Qu’en pensez-vous, Nygren ?
Le petit docteur s’était déjà débarrassé de son scaphandre.
— Je ne sais pas, dit-il. Peut-être bien que ce n’était pas un artefact. Il n’y en avait pas sur le plafond, n’est-ce pas ?
— De ces petites taches ? Non. Seulement sur eux … et sur le plancher. Et quelques-unes sur les murs …
— Si ça avait été une seconde projection, elle aurait recouvert plutôt toute l’image, remarqua Nygren. Mais ce n’est pas certain. Il y a trop d’éléments fortuits dans ces fixations …
— Et la voix ? Ce … ce balbutiement ? interrogeait Rohan, d’un ton désespéré.
— Un mot, très distinctement, c’était « maman ». Vous l’avez entendu ?
— Oui. Mais il y avait encore quelque chose d’autre. « Ala » … « lala » … ça se répétait.
— Ça se répétait, car j’ai exploré tout le cortex pariétal, dit brièvement Sax. Autrement dit, toute la région de la mémoire auditive, expliqua-t-il à Rohan. C’était le plus extraordinaire.
— Ces mots ?
— Non. Pas ces mots. Un mourant peut penser à n’importe quoi ; s’il avait pensé à sa mère, ç’aurait été absolument normal. Mais son cortex auditif est vide, tout à fait vide. Vous comprenez ?
— Non. Je ne comprends pas. Comment ça, vide ?
— D’habitude, l’exploration des lobes pariétaux ne donne pas de résultats, expliqua Nygren. Il y a là un trop grand nombre d’engrammes, trop de mots fixés. C’est comme si vous essayiez de lire cent livres à la fois. Ça ne donne qu’un chaos. Mais lui, dit-il en regardant la forme allongée sous le tissu blanc, n’avait rien en cet endroit. Pas le moindre mot, à part ces quelques syllabes.
— Oui. Je suis passé du centre sensoriel de la parole jusqu’à la scissure de Rolando, précisa Sax. C’est pourquoi ces syllabes se répétaient, ce sont là les dernières structures phonétiques qui se sont conservées.
— Et le reste ? Et les autres ?
— Elles n’existent pas. (Sax, comme s’il perdait patience, souleva le lourd appareil, ce qui fit grincer le cuir des poignées.) Il n’y en a pas, point final. Je vous en prie, ne me demandez pas ce qu’elles sont devenues. Cet homme avait perdu toute sa mémoire auditive.
— Et cette image ?
— C’est autre chose. Il l’a vue. Il pouvait même ne pas comprendre ce qu’il voyait, mais un appareil photographique, non plus, ne comprend pas et pourtant il fixe l’image vers laquelle on le dirige. Du reste, j’ignore s’il l’a comprise ou non.
— Pouvez-vous m’aider, cher confrère ?
Les deux médecins, portant les appareils, sortirent. La porte se referma. Rohan resta seul. Il fut alors envahi d’un tel désespoir qu’il s’approcha de la table, souleva le linge, le rejeta et, déboutonnant la chemise du mort dont le corps avait dégelé et qui était à présent tout à fait souple, il en examina attentivement la cage thoracique. Il frémit à ce contact, car même la peau était devenue élastique ; au fur et à mesure que les tissus dégelaient, les muscles devenaient flasques ; la tête, jusqu’alors levée d’une façon qui n’avait rien de naturel, retomba passivement, comme si cet homme était véritablement endormi.
Rohan chercha sur le corps des traces d’une épidémie énigmatique, d’un empoisonnement, de morsures, mais ne trouva rien. Deux doigts de la main gauche s’ouvrirent, laissant apparaître une petite blessure. Les bords en étaient légèrement écartés ; la plaie commença à saigner. Des gouttes rouges tombaient sur la table au revêtement de caoutchouc blanc. C’en fut trop pour Rohan. Sans même recouvrir le mort de son linceul, il sortit en courant de la cabine et se précipita, bousculant les gens qui se pressaient à la porte, vers la sortie principale, comme si quelque chose le poursuivait.