Sarner se rassit. Rohan, après un bref instant de lutte intérieure, parla de ces morceaux de savon qu’il avait remarqués dans la salle de bains.
Puis Garlew se leva. Sous la couche des cartes et des livres en lambeaux, il y avait plein d’excréments desséchés.
Quelqu’un d’autre parla d’une boîte de conserve qui portait des empreintes de dents. Comme si l’on s’était efforcé de mordre à même le fer-blanc. Ce qui avait le plus effrayé Gaarb, ça avait été le gribouillage sur le livre de bord et la mention faite des « mouches ». Il ne s’en tint pas là :
— Supposons que de cette fosse tectonique dans la « ville » se soit échappée une nappe de gaz asphyxiant et que le vent l’ait dirigée vers la fusée.
Si, par suite d’une imprudence, le sas était resté ouvert …
— Seule la porte extérieure n’était pas tout à fait fermée. Le sable trouvé dans le sas pressurisé en témoigne. La porte intérieure était fermée …
— Ils ont pu la fermer après, alors qu’ils avaient déjà commencé à ressentir l’action délétère des gaz …
— Mais voyons, c’est impossible, Gaarb ! Vous ne pourrez pas ouvrir la porte extérieure tant que l’intérieure est ouverte. Elles s’ouvrent à tour de rôle, ce qui exclut toute inattention ou négligence …
— Mais une chose est pour moi hors de doute : cela s’est produit de façon soudaine. Une folie collective — je ne parle pas du fait que, pendant les vols dans le vide, des cas de psychose se produisent, mais jamais sur les planètes et, de surcroît, quelques heures à peine après l’atterrissage. Une folie collective gagnant tout l’équipage, cela ne pouvait être que le résultat d’un empoisonnement …
— Ou d’une retombée dans l’enfance, fit remarquer Sarner.
— Quoi ? Que dites-vous ? questionna Gaarb, stupéfait. Ça voudrait-il être … une plaisanterie ?
— Je ne plaisante pas en pareilles circonstances. J’ai parlé d’une retombée dans l’enfance, parce que personne n’en a parlé. Et pourtant ! Ces griffonnages sur le livre de bord, ces atlas stellaires déchiquetés, ces lettres tracées à grand-peine … Vous les avez vues, Messieurs, n’est-ce pas ?
— Mais qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? demanda Nygren. Serait-ce une maladie nouvelle ?
— Non. Il n’en existe pas de semblable, n’est-ce pas, docteur ?
— Non, assurément.
Le silence retomba. L’astronavigateur hésitait.
— Cela risque de nous mettre sur une fausse voie. Les résultats des écoutes nécroptiques sont toujours incertains. Mais j’ignore ce qui, à présent, pourrait nous nuire encore. Docteur Sax …
Le neurophysiologiste exposa en quoi consistait l’image tirée du cerveau du mort trouvé dans l’hibernateur ; il ne manqua pas non plus de parler des syllabes qui étaient restées gravées dans sa mémoire auditive. Cela souleva un véritable ouragan de questions ; leurs feux croisés atteignirent aussi Rohan, puisqu’il avait participé à l’expérience. Mais ils n’arrivèrent à rien,
— Ces petites taches sont en liaison avec les « mouches », remarqua Gaarb. Un instant … Peut-être les causes de la mort étaient-elles autres ? Disons que l’équipage a été attaqué par des insectes venimeux — en définitive, il est impossible de déceler la trace d’une petite piqûre sur une peau momifiée. Et celui que nous avons découvert dans l’hibernateur, il aurait tout simplement essayé de se cacher, de fuir ces insectes, pour échapper au sort de ses camarades … et … il est mort …
— Mais pourquoi, avant de mourir, a-t-il été frappé d’amnésie ?
— Sa perte de mémoire ? Est-ce que cela a été établi en toute certitude ?
— Dans la mesure où les résultats des examens nécroptiques sont certains.
— Mais que dites-vous de l’hypothèse de ces insectes ?
— Que Lauda se prononce à ce sujet.
C’était le paléobiologiste en chef du vaisseau ; il se leva et attendit que tout le monde se fût tu.
— Ce n’est pas par hasard que nous n’avons pas parlé de ces « mouches », comme on les appelle. Chacun, même s’il n’a que de faibles notions de biologie, sait qu’aucun organisme ne peut vivre en dehors d’un biotope déterminé, autrement dit d’un tout plus complexe qui se compose du milieu et de toutes les espèces qui y vivent. Il en est ainsi dans toute la partie du Cosmos que nous connaissons. La vie ou bien produit une énorme variété de formes ou bien n’apparaît pas du tout. Des insectes n’auraient pu apparaître sans le développement simultané des plantes de terre ferme, d’autres organismes parallèles invertébrés, etc. Je n’ai pas l’intention de vous faire un exposé de la théorie générale de l’évolution ; je pense qu’il suffira que je vous assure que pareille hypothèse est impossible. Il n’existe pas, ici, la moindre mouche venimeuse ni autre arthropode, coléoptère ou arachnéïde. Il n’y a pas davantage de formes qui leur soient apparentées.
— Vous ne pouvez pas être aussi sûr de ce que vous dites ! lança Ballmin.
— Si vous aviez été mon élève, Ballmin, vous ne seriez pas monté ici à bord, car vous n’auriez pas été reçu à votre examen, dit le paléobiologiste nullement décontenancé, et toutes les personnes présentes sourirent malgré elles. Je ne sais pas comment on vous a noté en planétologie, mais en biologie de l’évolution, ce n’est pas satisfaisant !
— Voilà que cela dégénère déjà en une de ces querelles types entre spécialistes … que de temps perdu !.. chuchota quelqu’un à l’oreille de Rohan.
Celui-ci se retourna et aperçut la large figure bronzée de Jarg qui lui fit un clin d’œil d’intelligence.
— Donc, ce ne sont peut-être pas des insectes provenant d’ici, s’obstinait Ballmin, cramponné à son idée. Peut-être les a-t-on amenés de quelque part …
— D’où ?
— Des planètes de la nova …
À présent, tous se mirent à parler à la fois. Cela dura un bon moment avant qu’il fût possible de calmer les esprits.
— Chers collègues, dit Sarner, je sais d’où vient l’idée de Ballmin. Du docteur Gralew …
— Tant pis … Je n’en refuse pas la paternité, laissa tomber le physicien.
— Parfait. Disons que nous ne pouvons plus nous permettre le luxe de ne formuler que des hypothèses ayant un semblant de vraisemblance. Nous avons besoin d’hypothèses folles. Qu’il en soit donc ainsi, Messieurs les biologistes ! Admettons qu’un vaisseau venant d’une planète de la nova ait apporté ici des insectes en provenance de là-bas … Auraient-ils pu s’adapter aux conditions locales ?
— Si l’hypothèse doit être folle, considérons qu’ils l’auraient pu, admit Lauda qui resta à sa place. Mais même une hypothèse folle doit pouvoir tout expliquer.
— Ce qui veut dire ?
— Ce qui veut dire qu’elle doit expliquer ce qui a attaqué le blindage extérieur du Condor et cela, à un point tel que, comme me l’ont dit les ingénieurs, le vaisseau ne sera pas en état de voler tant qu’il n’aura pas subi des réparations très importantes. Estimeriez-vous par hasard que des insectes se seraient adaptés au point de se nourrir d’un alliage de molybdène ? C’est l’une des substances les plus dures de tout le Cosmos. Petersen, qu’est-ce qui peut attaquer ce blindage ?