— EV ? ! Oh, que je suis engourdi ! Ça veut dire que nous devons nous hâter. Passe-moi le microphone et fais partir des fusées.
Au bout de dix minutes, tous les hommes de la zone extérieure étaient déjà dans les véhicules. Rohan conduisait sa petite colonne aussi vite que le permettait le terrain accidenté. Blank, qui assumait à présent auprès de lui les fonctions de liaison, lui tendit soudain les écouteurs. Rohan se laissa glisser à l’intérieur du transporteur où régnait une odeur de plastique échauffé et, dans le courant d’air provenant du ventilateur et qui faisait voler ses cheveux, il se mit à écouter les échanges de signaux entre le groupe de Gallagher, travaillant dans le Désert Occidental, et L’Invincible. Un orage semblait se préparer. Depuis le matin déjà, les baromètres étaient descendus, mais ce n’était qu’à présent qu’apparaissaient au-dessus de l’horizon des nuages étirés, d’un bleu marine foncé. Au-dessus, le ciel était pur. On ne pouvait pas dire qu’il n’y eût pas de parasites dans l’air : il y avait tant de friture sur les ondes que les transmissions ne pouvaient se faire qu’en morse. Rohan captait des groupes de signaux conventionnels. Il avait pris l’écoute trop tard et ne comprenait pas de quoi il s’agissait exactement ; le groupe de Gallagher rentrait également à la base, le plus rapidement possible ; sur le vaisseau, c’était l’état d’alerte et tous les médecins avaient été appelés à leur poste.
— Les médecins ont été alertés, dit-il à Ballmin et Gralew qui le regardaient. Un accident. Mais certainement rien d’important. Peut-être un éboulement, qui a pu ensevelir quelqu’un.
S’il disait cela, c’est parce que l’on savait que les hommes de Gallagher devaient entreprendre des forages géologiques dans un lieu qui avait été choisi lors d’une expédition préparatoire. À vrai dire, il n’en croyait rien : ce n’était sans doute pas un simple accident de travail.
Ils n’étaient qu’à six kilomètres à peine de la base, mais l’autre groupe avait probablement été rappelé bien plus tôt, car au moment même où ils aperçurent la sombre silhouette verticale de L’Invincible, ils coupèrent des empreintes de chenilles tout à fait fraîches ; or, avec un vent pareil, elles n’auraient plus été visibles au bout d’une demi-heure.
Ils s’approchèrent de la limite extérieure du champ et commencèrent à appeler le poste de commandement, pour qu’on leur ouvrît le passage. Étrangement, ils durent attendre un long moment avant de recevoir une réponse à leur appel. Les lumières bleues convenues finirent par s’allumer et ils pénétrèrent à l’intérieur du périmètre. Le groupe du Condor était déjà là. C’était donc lui qui avait été rappelé avant eux, et non les géologues de Gallagher. Les voitures sur chenilles étaient arrêtées, les unes à côté de la rampe, les autres obstruant le passage, la pagaille régnait, des gens couraient, s’enfonçant jusqu’aux genoux dans le sable, les automates allumaient et éteignaient leurs phares.
Le crépuscule tombait déjà. Pendant un instant, Rohan ne put s’orienter dans ce désordre. Soudain, d’en haut, partit un rayon d’une blancheur éblouissante. Le grand projecteur donna à la fusée l’apparence d’un immense phare. Le rayon tâtonna jusqu’à ce qu’il eût découvert, loin dans le désert, une colonne de lumières qui oscillait, tantôt montant, tantôt descendant, tantôt dérivant d’un côté ou de l’autre, comme si vraiment approchait une armada de navires. De nouveau jaillirent les lumières du champ de force que l’on ouvrait. Les machines n’étaient pas encore arrêtées que les hommes de Gallagher qui s’y tenaient sautaient dans le sable, tandis qu’un second projecteur monté sur roues venait vers eux, depuis la rampe. À travers une haie de machines, repoussées de part et d’autre, s’avançait un groupe d’hommes, entourant une civière sur laquelle quelqu’un était étendu.
Au moment où la civière passait devant lui, Rohan écarta d’un coup de coude ceux qui se tenaient à côté de lui, et il se figea sur place. Sur le moment, il avait pensé qu’un malheureux accident s’était vraiment produit, mais l’homme couché sur la civière avait les bras et les jambes attachés.
Se débattant de tout son corps au point que les liens grinçaient, l’homme ligoté, la bouche démesurément ouverte, poussait des glapissements affreux. Le groupe passa devant lui, suivant, pour se diriger, le faisceau des projecteurs, et Rohan, immobilisé dans l’obscurité, continuait à être poursuivi par les glapissements inhumains qui ne ressemblaient à rien qu’il n’eût jamais entendu. La tache blanche avec les gens qui se mouvaient en son centre diminua, montant le long de la rampe, et disparut dans l’écoutille béante de la soute à marchandises. Rohan commença à demander ce qui s’était passé, mais les hommes de l’équipe du Condor qui se trouvaient autour de lui n’en savaient pas plus que lui-même.
Un bon moment s’écoula avant qu’il ne reprît suffisamment de sang-froid pour faire rétablir un semblant d’ordre. La file des machines arrêtées se remit en marche, en faisant gronder ses moteurs, pour gravir la rampe, des lumières s’allumèrent au-dessus de l’ascenseur, le groupe debout autour de lui commença à diminuer, enfin Rohan lui-même monta l’un des derniers, en même temps que les arcticiens lourdement chargés, dont le calme lui sembla d’une ironie particulièrement perfide. À l’intérieur de la fusée, on entendait les longues sonneries des informateurs et des téléphones intérieurs, sur les murs continuaient à briller les appels d’urgence lancés aux médecins. Ces appels s’éteignirent presque immédiatement. Les couloirs se vidaient peu à peu. Une partie de l’équipage descendait vers les mess ; il entendait des conversations dans les corridors où des pas résonnaient, un arcticien attardé avançait lourdement en direction du département des robots, enfin tout le monde se dispersa mais lui restait là, comme atteint d’impuissance, comme s’il avait perdu l’espoir de comprendre ce qui était arrivé, comme s’il était gagné par la certitude qu’il ne saurait y avoir la moindre explication et que jamais il n’y en aurait.
— Rohan !
Gaarb se tenait devant lui. Cet appel lui redonna le sens du réel. Il tressaillit.
— C’est vous ? Docteur … vous avez vu ? Qui était-ce ?
— Kertelen.
— Quoi ? ! C’est impossible !
— Je l’ai vu presque jusqu’à la fin …
— Jusqu’à quelle fin ?
— J’étais avec lui, expliqua Gaarb d’une voix au calme artificiel.
Rohan voyait les lumières du couloir qui étincelaient dans ses lunettes.
— Le groupe qui explorait le désert … balbutia-t-il.
— Exactement.
— Et que lui est-il arrivé ?
— Gallagher avait choisi cet endroit en s’en reportant aux résultats des sondages sismologiques … nous avons découvert un labyrinthe de petites gorges en zigzag, expliquait Gaarb d’une voix lente, comme s’il ne s’adressait pas à Rohan, mais cherchait à se remémorer exactement la succession des événements. Il y a là-bas des roches tendres d’origine organique, ravinées par les eaux, c’est plein de grottes, de cavernes, nous avons dû laisser les véhicules à chenilles sur le plateau supérieur … Nous marchions non loin l’un de l’autre ; nous étions onze. Les ferromètres indiquaient la présence d’une quantité considérable de fer ; nous cherchions à le localiser. Kertelen pensait que des machines étaient cachées quelque part …
— Oui. À moi aussi, il a dit quelque chose dans ce goût-là … Et qu’est-ce qu’il s’est passé ensuite ?
— Dans l’une des cavernes, tout à fait en surface, sous une couche de limon — il y a même des stalactites et des stalagmites là-bas — il a découvert quelque chose dans le genre d’un automate.