— D. V. 4 à la base. Dois-je pénétrer dans le nuage ? Terminé.
C’était la voix étouffée du pilote. Une fraction de seconde après, l’astronavigateur répondait :
— Commandant à D. V. 4. Stop devant le nuage !
— D. V. 4 à la base. Je stoppe, répondit immédiatement le pilote.
Rohan eut l’impression qu’il y avait eu une expression de soulagement dans sa voix. Quelques centaines de mètres seulement séparaient à présent la machine de l’étrange formation qui s’étirait sur les côtés, comme si elle atteignait l’horizon. Maintenant, presque toute la surface de l’écran était occupée par une sorte de mer gigantesque, charbonneuse, mais impossible puisque verticale. Le mouvement de la machine par rapport à cette masse s’était arrêté. Mais soudain, avant que quiconque eût le temps de dire un mot, la masse qui oscillait lourdement projeta de longs jets qui se dispersèrent et brouillèrent l’image. Simultanément, celle-ci se mit à trembler puis disparut, traversée d’un réseau de décharges électriques qui allaient s’affaiblissant.
— D. V. 4 ! D. V. 4 ! appela le radio.
— Ici D. V. 8 ! (C’était la voix du pilote du second engin qui se faisait entendre, alors que sa machine n’avait jusqu’à présent que servi de relais à la première.) D. V. 8 à la base. Dois-je transmettre l’image ? À vous !
— La base à D. V. 8 ! Transmettez l’image !
L’écran se remplit d’un chaos de courants noirs tourbillonnant furieusement. C’était la même image, mais vue d’une altitude de quatre mille mètres. On voyait que le nuage reposait, tel un long banc homogène, sur le versant de la montagne, comme pour en défendre l’accès. Sa surface se mouvait paresseusement, comme si c’était là une substance goudronneuse en train de se figer ; mais il n’était pas possible de repérer la première machine que le nuage avait engloutie à l’instant.
— La base à D. v. 8 ! Entendez-vous D. V, 4 ? Répondez !
— D. V. 8 à la base. Je n’entends pas. Je passe sur la bande des interférences. Attention ! D. V. 4, ici D. V. 8, répondez, D. V. 4, D. V. 4 ! (Ils entendirent l’appel du pilote, puis, plus distinctement :) D. V. 4 ne répond pas. Je passe sur la bande des ultra-rouges. Attention ! D. V. 4, ici D. V. 8 ! Répondez, D. V. 4 ! D. V. 4 ne répond pas. Je vais essayer de sonder le nuage au radar …
Dans le poste de pilotage plongé dans la pénombre, on n’entendait même pas le bruit des respirations. Tous s’étaient figés dans l’attente. L’image, laissée à elle-même, ne changeait pas : le dos montagneux saillait au-dessus de la mer du nuage noir, comme une île plongée dans un océan noir d’encre. Haut dans le ciel, s’éteignaient des nuages floconneux, gorgés d’or ; le disque du soleil touchait déjà l’horizon, d’ici quelques minutes, ç’allait être le crépuscule.
— D. V. 8 à la base !
La voix du pilote se faisait entendre toute changée.
— Le radar fait apparaître un reflet totalement métallique. À vous !
— La base à D. V. 8 ! Transmettez l’image donnée par les radars sur la vision. Terminé.
L’écran s’assombrit, s’éteignit, pendant un instant s’éclaira d’un blanc vide, puis vira au vert, frémissant de milliards d’étincelles.
— Ce nuage est en fer, soupira quelqu’un dans le dos de Rohan.
— Jason ! appela l’astronavigateur, Jason est-il ici ?
— Je suis là.
Le spécialiste nucléaire se détacha de la masse des hommes debout.
— Est-ce que je peux le chauffer ? … demanda d’une voix tranquille l’astronavigateur, en montrant l’écran.
Tous comprirent ce qu’il voulait dire. Jason prit son temps avant de répondre.
Il faudrait mettre D. V. 4 en garde, afin qu’il élargisse au maximum le rayon de son champ …
— Ne racontez pas de bêtises, Jason ! Nous n’avons pas la liaison …
— Jusqu’à quatre mille degrés … sans grand risque …
— Merci. Blaar, le micro ! Le commandant à D. V. 8 ! Préparez les lasers contre le nuage, avec une puissance réduite, au maximum un billion d’ergs à l’épicentre. Feu continu dans l’axe de l’azimut !
— D. V. 8, feu continu d’un billion d’ergs maximum, répondit immédiatement la voix du pilote.
Pendant une seconde environ, il ne se passa rien. Puis il y eut un éclair et le nuage central, remplissant la partie inférieure de l’écran, changea de couleur. Tout d’abord, il commença à s’étendre, puis il rougit et se mit à bouillonner ; apparut à cet endroit une sorte d’entonnoir aux parois flamboyantes, dans lequel s’abîmèrent, comme s’ils étaient aspirés, les pans des nuages les plus proches. Ce mouvement cessa soudain, le nuage forma un énorme anneau, laissant apparaître, à travers l’œil qui venait de se former, les amoncellements chaotiques des rochers, tandis que dans l’air, seule continuait à s’élever une poussière fine et sombre, en forme de cône volant.
— Le commandant à D. V. 8 ! Descendez à la distance d’efficacité maximum du feu !
Le pilote répéta l’ordre. Le nuage, entourant d’un rempart mouvant la brèche ainsi formée, s’efforçait de la combler, mais à chaque fois que ses tentacules étaient pris dans le feu insoutenable et ardent, il les ramenait. Cela dura quelques instants. La situation ne pouvait s’éterniser. L’astronavigateur n’osait frapper le nuage de toute la force du laser, puisque quelque part dans ses profondeurs, se trouvait le second véhicule volant. Rohan devinait sur quoi comptait Horpach : celui-ci espérait que l’autre machine parviendrait à s’échapper vers la partie dégagée de l’espace. Mais on ne la voyait toujours pas. D. V. 8 planait à présent, presque immobile, frappant des piqûres aveuglantes des lasers les rebords boursouflés du cercle noir. Le ciel, au-dessus, était encore relativement clair, mais les rochers, sous la machine, étaient peu à peu envahis par l’ombre. Le soleil se couchait. Brusquement, l’ombre qui épaississait dans la vallée fut illuminée par une lueur extraordinaire. Rougeâtre et sale, comme la gueule béante d’un volcan aperçue à travers le nuage de l’explosion, elle recouvrit d’un linceul tremblant tout le champ de vision. On ne voyait plus, à présent, que des ténèbres au fond desquelles bouillonnait un feu qui projetait des langues écarlates. C’était la substance du nuage, quelle que fût sa composition, qui attaquait la première machine engloutie dans sa masse et qui se consumait en dégageant une chaleur effroyable, en se heurtant au champ de force entourant le disque volant.
Rohan observait l’astronavigateur qui se tenait immobile, le visage dénué d’expression, inondé par le reflet vacillant de la lueur. Les volutes noires et l’incendie qui faisait rage dans leurs profondeurs et qui, par moments, se figeait en une sorte de buisson ardent, occupaient le centre de l’écran. Dans le lointain, on distinguait un haut sommet rocheux inondé de pourpre, baignant entièrement dans le rouge froid des dernières lueurs du couchant, en cet instant indiciblement terrestre. C’était pourquoi le spectacle qui se déroulait au sein des nuages était d’autant plus incroyable. Rohan attendait : le visage de l’astronavigateur n’exprimait rien. Mais il lui fallait prendre une décision : ou bien donner l’ordre à la machine volant à haute altitude de venir en aide à la première ou, abandonnant celle-ci à son sort, charger la machine éclaireur de poursuivre son vol vers le nord-est.