— Et vous pensez qu’ils possèdent tout cela ?
— Mais absolument pas ! Ils n’ont rien. Ils sont tout simplement comme de petites briques dont la nécessité du moment construit ce qui est indispensable. Un signal parvient : « Danger ! » Quelque chose est apparu, décelable par des modifications révélatrices, par exemple une modification du champ électrostatique … Immédiatement, l’essaim volant forme cette espèce de « cerveau-nuage » dont la mémoire collective s’éveille : des créatures de ce genre ont déjà été ici, on a agi avec elles de telle et telle façon, après quoi elles ont été détruites … et elles répètent ce mode de comportement …
— Bien, dit Horpach qui, depuis un assez long moment, n’écoutait plus ce que disait le vieux biologiste. Je retarde le départ. Je vais convoquer une conférence ; je préférerais ne pas le faire, car ça va dégénérer en une de ces discussions ! Les passions scientifiques vont s’échauffer, mais je ne vois pas d’autre issue. Dans une demi-heure, dans la grande bibliothèque, docteur Lauda …
— Qu’ils arrivent à me convaincre que je me trompe, et alors vous aurez à bord un homme vraiment satisfait … dit lentement le biologiste, et il sortit aussi doucement qu’il était entré.
Horpach se redressa, s’approcha de l’informateur mural et, ayant appuyé sur le bouton commandant le réseau des micros intérieurs, appela à tour de rôle tous les savants.
Il apparut que la plupart des spécialistes avaient fait des suppositions semblables à celles de Lauda ; celui-ci était tout simplement le premier à avoir formulé son hypothèse en termes aussi catégoriques. Les discussions ne tournèrent qu’autour d’un problème : savoir si le « nuage » était doté ou non de psychisme. Les cybernéticiens étaient plutôt enclins à le considérer comme un système pensant, doté de la capacité de recourir à des actions stratégiques. Lauda fut violemment attaqué ; Horpach se rendait compte que la virulence de ces attaques était moins provoquée par l’hypothèse du biologiste que par le fait qu’au lieu d’en avoir discuté avec ses confrères, il en avait tout d’abord parlé à lui-même. Malgré tous les liens qui les unissaient au reste de l’équipage, les savants n’en constituaient pas moins une sorte d’État dans l’État, et ils respectaient un certain code de comportement non écrit.
Kronotos, le cybernéticien en chef, demanda de quelle façon, selon Lauda, le « nuage », bien que dépourvu d’intelligence, avait appris à attaquer les hommes.
— Mais c’est bien simple, repartit le biologiste. Il n’a rien fait d’autre pendant des millions d’années. Je pense à la lutte contre les habitants autochtones de Régis III. C’étaient des animaux possédant un système nerveux central. Ils ont appris à les attaquer, exactement comme un insecte, sur Terre, attaque sa proie. Ils le font avec une précision analogue à celle avec laquelle une guêpe est capable d’instiller son venin dans le système nerveux d’une sauterelle ou d’un hanneton. Ce n’est pas de l’intelligence, c’est de l’instinct …
— Et comment ont-ils su la façon de s’attaquer aux machines volantes ? Ils n’en avaient pas rencontré jusqu’à présent …
— Cela, nous ne pouvons pas le savoir, cher confrère. Comme je l’ai déjà dit, ils avaient jadis combattu sur deux fronts. Contre les habitants de Régis, tant contre les vivants que contre les morts, c’est-à-dire les autres automates. Ces automates, forcément, devaient utiliser diverses sortes d’énergie pour se défendre et attaquer …
— Mais s’il n’y en avait pas parmi eux qui volaient …
— Je devine ce que le docteur veut dire, remarqua Saurahan, l’adjoint du cybernéticien en chef.
— Ces grands automates, ces macro-automates communiquaient entre eux afin de coopérer, et il était plus facile de les détruire si on les isolait, si on les séparait les uns des autres ; le meilleur moyen, par conséquent, c’était de bloquer les transmissions …
— Il ne s’agit pas de savoir si l’on peut expliquer les différentes façons dont se comporte le « nuage » sans avoir à recourir à l’hypothèse de l’intelligence, répondit Kronotos, puisque nous ne sommes pas tenus de prendre en considération le « rasoir d’Occam ». Ce n’est pas notre affaire, pour l’instant du moins, de bâtir une hypothèse qui expliquerait tout avec les moyens les plus économiques ; il nous faut en revanche en édifier une qui nous permette d’agir avec le maximum de sécurité. C’est pourquoi il vaut mieux supposer que le « nuage » est peut-être doué de raison, car nous n’en serons que plus circonspects. Et nous agirons plus prudemment. Si, à l’inverse, nous admettions avec Lauda que le nuage ne possède pas d’intelligence alors qu’il en posséderait une en réalité, nous pourrions facilement payer une telle faute un prix terrible … Je ne parle pas en théoricien, mais avant tout en stratège.
— Je ne sais pas qui tu veux convaincre, le nuage ou moi, répondit calmement Lauda. Je ne suis pas partisan d’une insuffisance de précautions, mais le nuage ne possède pas un type d’intelligence autre que celui des insectes et, plus précisément, que celui, non pas d’un insecte isolé, mais, disons, d’une fourmilière. Car s’il en était autrement, nous serions tous morts.
— Prouve-le.
Nous n’avons pas été, pour le « nuage », son premier adversaire du type homo, puisqu’il a déjà eu affaire à d’autres, semblables : je rappelle qu’avant nous, le Condor est venu ici. Or, pour pénétrer à l’intérieur du champ de force, il aurait suffi, à ces « mouches » microscopiques, de s’enterrer dans le sable. Elles connaissaient le champ de force du Condor, elles auraient donc pu apprendre cette méthode d’attaque. Or, elles n’ont rien fait de semblable. Donc, ou bien le « nuage » est un imbécile ou bien il agit instinctivement …
Kronotos ne voulut pas s’avouer vaincu, mais ici intervint Horpach, proposant de remettre à plus tard la suite de la discussion. Il demanda que l’on fît des propositions concrètes, découlant de ce qui avait été établi avec une grande probabilité. Nygren demanda si l’on ne pouvait pas protéger les hommes à l’aide d’un écran, en les coiffant de ces casques métalliques qui empêchent toute action du champ magnétique. Les physiciens n’en conclurent pas moins que ce ne serait pas efficace, puisqu’un champ très violent crée dans le métal des courants tourbillonnants qui porteraient le casque à une très haute température. Dès qu’il commencerait à sentir la brûlure, celui qui le porterait n’aurait qu’une solution : le retirer au plus vite.
La nuit était tombée. Horpach parlait, dans un coin de la salle, avec Lauda et les médecins. Les cybernéticiens formaient un cercle à part.
— Il est tout de même extraordinaire que des créatures dotées d’une intelligence supérieure, autrement dit ces macro-automates, n’aient pas eu le dessus, remarqua l’un d’eux. Ce serait là une exception qui confirme la règle qui veut que l’évolution aille dans le sens de la complication, du perfectionnement de l’homéostase … les questions de l’information, de son utilisation …
— Ces automates n’avaient pas la moindre chance précisément parce que, dès le début, ils étaient si hautement développés et si compliqués, répondit Saurahan. Comprends donc : ils étaient hautement spécialisés afin de pouvoir collaborer avec leurs constructeurs, les Lyriens. Et lorsque ceux-ci ont disparu, ils se sont retrouvés en quelque sorte amputés, privés de commandement. En revanche, les formes qui ont donné naissance aux « mouches » d’aujourd’hui (je n’affirme nullement que celles-ci existaient déjà alors, je considère même que c’est exclu, elles ont dû apparaître bien plus tard), ces formes, donc, étaient relativement élémentaires, et, pour cette raison même, avaient bien des voies d’évolution possibles.