— Il y a peut-être même un facteur plus important encore, ajouta le docteur Sax qui venait de se joindre à eux. Nous avons affaire à des mécanismes, or les mécanismes ne font jamais preuve de cette tendance à se réparer eux-mêmes que possèdent les animaux : un tissu vivant qui se régénère de lui-même s’il a été blessé. Un macro-automate, même s’il peut en réparer d’autres, a besoin pour cela d’outils, de tout un parc de machines. Il suffirait donc de les couper de ces outils pour les rendre aveugles. Ils sont alors devenus une proie quasi désarmée pour les créatures volantes qui étaient bien moins exposées à la détérioration …
— C’est extraordinairement intéressant, dit soudain Saurahan. Il en découle que nous devons construire nos automates d’une façon tout à fait différente de ce que nous faisons, afin qu’ils soient véritablement universels : il faut partir de petites pièces élémentaires, de pseudo-cellules pouvant être interchangeables.
— Ce n’est pas si nouveau que ça, fit remarquer Sax en souriant. L’évolution des formes vivantes se fait de cette façon, et ce n’est pas par hasard … C’est pourquoi le fait que le « nuage », lui aussi, se compose de tels éléments interchangeables n’est certainement pas dû au hasard … C’est affaire de matériau : un macro-automate endommagé a besoin de pièces de rechange que seule une industrie hautement développée peut produire, tandis qu’un système constitué de quelques cristaux ou d’autres éléments simples — un tel système peut être détruit, et cela n’entraîne aucun dommage, car il sera immédiatement remplacé par l’un des milliards de systèmes semblables.
Voyant qu’il ne pouvait en attendre beaucoup, Horpach quitta les savants qui, plongés dans leur discussion, n’y prêtèrent guère attention. Le commandant se rendit au poste de pilotage, afin d’informer l’équipe de Rohan de l’hypothèse de « l’évolution inorganique » Il faisait déjà sombre lorsque L’Invincible établit la liaison avec l’hypercoptère qui se trouvait dans le cratère. Ce fut Gaarb qui prit le micro.
— Je n’ai que sept hommes ici, dit-il, dont deux médecins auprès de ces malheureux. Tous dorment en ce moment, à part le radio qui est assis à côté de moi. Mais Rohan n’est pas encore de retour.
— Pas encore de retour ? Quand est-il parti ?
— Vers six heures de l’après-midi. Il a pris six machines et tous les autres hommes … Nous étions convenus qu’il rentrerait après le coucher du soleil. C’était il y a dix minutes.
— Et vous êtes en liaison radio avec lui ?
— Elle a été coupée il y a environ une heure.
— Gaarb ! Pourquoi ne m’avez-vous pas alerté immédiatement ?
— Rohan m’a déclaré avec assurance que la liaison radio serait interrompue pendant un certain temps, car ils allaient s’enfoncer dans l’une de ces profondes gorges, vous savez, Monsieur … Leurs pentes sont envahies de cette saloperie métallique qui donne de tels échos qu’il est pratiquement impossible d’entendre les signaux …
— Veuillez m’informer immédiatement du retour de Rohan … il aura à répondre de cela … de la sorte, nous pouvons perdre très vite tous nos hommes.
L’astronavigateur parlait encore lorsqu’il fut interrompu par une exclamation de Gaarb :
— Ils arrivent, Commandant ! Je vois les lumières, ils remontent la pente, c’est Rohan … une, deux, non, ce n’est qu’une seule machine … je vais tout savoir immédiatement.
— J’attends.
Gaarb, voyant les lumières de projecteurs se balancer à ras du sol, éclairer à tout instant le campement pour de nouveau disparaître dans les replis du terrain, se saisit d’un lance-fusée qui gisait non loin sur le plancher et tira deux fois en l’air. L’effet fut excellent. Tous les hommes endormis sautèrent à bas de leur lit, tandis que la machine décrivait une boucle et que le radio qui montait la garde au poste central ouvrait un passage dans le champ de force. Le véhicule à chenilles, couvert de poussière, s’engagea entre les lumières bleues, afin de gagner la dune où s’était posé le supercoptère. Avec effroi, Gaarb reconnut dans le véhicule le petit amphibie de patrouille, à trois places — un véhicule pour les liaisons radio. Avec tous les autres, il courut au-devant de la machine en marche. Avant qu’elle ne s’arrêtât, un homme en combinaison déchirée en sauta, le visage tellement barbouillé de boue et de sang que Gaarb ne le reconnut pas tant que l’autre ne se fit pas entendre.
Gaarb, gémit-il, attrapant le savant par l’épaule, tandis que ses jambes pliaient sous lui.
Les autres se précipitèrent, le soutinrent, tout en criant :
— Qu’est-il arrivé ? Où sont les autres ?
— Il — n’y — a — plus — personne … parvint à articuler Rohan avant de glisser inerte entre leurs bras, évanoui.
Vers minuit, les médecins parvinrent à le ranimer. Couché sous l’auvent en aluminium de la baraque, dans une tente à oxygène, il raconta ce que, une demi-heure plus tard, Gaarb transmit par radio à L’Invincible.
CHAPITRE VII
LE GROUPE DE ROHAN
La colonne conduite par Rohan comportait deux grands ergorobots, quatre véhicules à chenilles tout terrain et une petite machine amphibie. Rohan s’y était installé avec le chauffeur Jarg et le bosco Terner. Ils avançaient selon la formation stipulée en cas de procédure de troisième degré. En tête, allait en se balançant un ergorobot vide, suivi de la voiture de patrouille amphibie de Rohan, puis des quatre machines qui avaient chacune embarqué deux hommes ; le second ergorobot fermait la colonne ; à eux deux, ils protégeaient tout le groupe grâce au bouclier du champ de force.
Rohan s’était décidé à organiser cette expédition car, alors qu’ils se trouvaient encore dans le cratère, il avait été possible, à l’aide de « chiens électriques », de découvrir la piste de trois des quatre hommes manquants du groupe de Regnar. Il était évident que, si on ne les retrouvait pas, ils seraient condamnés à mourir de soif ou de faim, à errer à travers les chemins de pierre, plus désarmés que des enfants.
Ils parcoururent les premiers kilomètres en se laissant guider par les indications des détecteurs. Au débouché d’une des gorges qu’ils dépassaient, larges et plates en cet endroit, aux environs de sept heures du soir, ils découvrirent des empreintes très nettes de pas, imprimées dans la fange qu’avait laissée un torrent en cours d’assèchement. Ils distinguèrent trois sortes d’empreintes, parfaitement conservées dans la vase humide qui n’avait que peu séché au cours de la journée ; il y en avait aussi une quatrième, mais brouillée, car l’eau qui sourdait faiblement entre les roches l’avait déjà détrempée. Ces marques d’un dessin caractéristique indiquaient qu’elles avaient été faites par les pieds lourdement chaussés des hommes de Regnar qui s’étaient dirigés vers le fond de la gorge. Un peu plus loin, elles disparaissaient sur les rochers, mais ceci ne découragea naturellement pas Rohan, qui savait que les versants du ravin devenaient plus loin de plus en plus abrupts. Il était donc improbable que les fuyards frappés d’amnésie aient réussi à se hisser sur ces pentes. Rohan comptait les découvrir d’un instant à l’autre à l’extrémité de la gorge qu’il ne pouvait apercevoir à cause des coudes nombreux et très prononcés. Après avoir brièvement tenu conseil, ils repartirent. La colonne parvint bientôt à un endroit où, sur les deux versants, poussaient des buissons métalliques extraordinaires, extrêmement touffus. C’étaient des formations stipulées, à pinceaux, d’une hauteur variant approximativement d’un à un mètre et demi. Cette végétation sortait des fissures de la roche nue, remplies d’une sorte d’argile noirâtre. Tout d’abord, les buissons apparurent isolément, puis formèrent un fourré homogène, dont la couche rouillée, épineuse comme une brosse, recouvrait les deux pentes du ravin presque jusqu’au fond ; là serpentait, dissimulé sous de grandes dalles, un mince filet d’eau.