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Les hommes surpris dans les transporteurs sautaient à terre et couraient dans tous les sens, presque invisibles dans les tourbillons du nuage bouillonnant. Ce spectacle était si invraisemblable que Rohan n’essaya même pas d’intervenir. (C’était du reste impossible : s’il rétablissait le champ, il les blesserait, car ils essayaient même de gravir les pentes, comme pour chercher refuge dans les taillis métalliques.) Il se tenait à présent, passif, dans la machine abandonnée et attendait son tour. Dans son dos, Terner, le buste sorti de la tourelle de tir, tirait en l’air à l’aide de lasers à air comprimé, mais ce feu ne servait à rien, car la majeure partie du nuage se trouvait déjà trop près. Soixante mètres à peine, séparaient Rohan du reste de la colonne. Sur toute cette distance, se débattaient et se roulaient sur le sol les malheureux qu’on aurait dits atteints par des flammes noires ; ils criaient assurément, mais leurs cris, comme tous les autres bruits, y compris le grondement du premier ergorobot — sur le champ de force duquel continuaient à se consumer, dans un incendie frémissant, des myriades d’attaquants — , étaient noyés dans le sifflement rauque et interminable du nuage.

Rohan restait toujours là, sorti à mi-corps de son amphibie, n’essayant même plus de s’y cacher, non mû par un courage désespéré — comme il devait le redire par la suite — , mais tout simplement parce qu’il n’y pensait pas, pas plus qu’à autre chose.

Cette image qu’il n’allait jamais pouvoir oublier — ces hommes pris sous une avalanche noire — se transforma soudain d’une façon stupéfiante. Les victimes attaquées cessèrent de se rouler sur les pierres, de fuir, de ramper vers les buissons de fils de fer. Lentement, les hommes se levaient ou s’asseyaient, et le nuage, s’étant divisé en une série d’entonnoirs, forma au-dessus de chacun comme un tourbillon localisé, d’un seul attouchement effleura leur torse ou seulement leur tête, puis s’éloigna, effervescent, en grondant, de plus en plus haut entre les parois de la gorge, jusqu’à ce qu’il formât un écran à la lumière du ciel crépusculaire. Ensuite, avec un bruissement continu et décroissant, il se glissa entre les roches, s’engloutit dans la jungle noire et y disparut, si bien que seuls de rares petits points noirs, restés çà et là sur le sol entre les hommes couchés, témoignaient de la réalité de ce qui venait de se passer.

Rohan, ne parvenant toujours pas à croire qu’il était sauvé et ne comprenant pas à quoi attribuer ce fait, chercha Terner des yeux. Mais la tourelle de tir était vide ; le bosco en avait sans doute sauté, il ne savait quand ni comment. Il le vit, couché non loin de là, tenant toujours les lasers serrés sur sa poitrine par la crosse, et regardant devant lui avec des yeux qui ne voyaient rien.

Rohan descendit de voiture et se mit à courir d’un homme à l’autre. Ils ne le reconnaissaient pas. Aucun ne lui adressa la parole. La plupart semblaient calmes ; ils s’étaient couchés sur les pierres ou restaient assis, mais deux ou trois se levèrent et, s’approchant des machines, commencèrent à en palper lentement les flancs, avec des mouvements maladroits d’aveugles.

Rohan remarqua Genlis, un remarquable radariste, ami de Jarg, la bouche entrouverte. Tel un sauvage qui aurait vu une machine pour la première fois de sa vie, il essayait de remuer la poignée qui ouvrait la portière du transporteur.

L’instant d’après, Rohan devait comprendre ce que signifiait le trou rond brûlé dans l’une des cloisons du poste de pilotage du Condor : en effet, tandis que, s’étant agenouillé, il saisissait le docteur Ballmin par les épaules et le secouait avec l’énergie du désespoir, comme s’il était convaincu que de cette façon il le ferait revenir à son état normal, juste à côté de sa tête jaillit avec fracas une flamme violette. C’était l’un des hommes assis plus loin qui, ayant sorti de son étui son lance-flammes, appuyait sans le vouloir sur la détente. Rohan l’interpella, mais l’homme n’y prêta pas la moindre attention. Peut-être cet éclair avait-il été à son goût, comme les feux d’artifice plaisent aux jeunes enfants, car il se mit à tirer, vidant son chargeur atomique tant et si bien que l’air était plein d’étincelles de chaleur et que Rohan, s’étant jeté à terre, dut ramper entre les pierres.

Au même moment, un piétinement rapide se fit entendre et Jarg apparut, tout essoufflé, le visage ruisselant de sueur, de derrière le tournant du ravin. Il courait droit sur le fou qui s’amusait à tirer.

— Arrête-toi ! Couche-toi ! Couche-toi ! cria Rohan de toutes ses forces.

Mais avant que Jarg, qui ne se rendait encore compte de rien, s’arrêtât, un coup le frappa atrocement à l’épaule gauche, si bien que Rohan vit son visage, tandis que le bras volait en l’air et que le sang jaillissait de l’horrible blessure. L’homme qui tirait semblait ne s’être aperçu de rien ; quant à Jarg, après avoir regardé avec un étonnement indicible son moignon sanglant, puis son bras coupé, il tournoya sur lui-même et s’abattit sur le sol.

L’homme au lance-flammes se leva. Rohan voyait la flamme continue de l’arme en train de s’échauffer faire jaillir des étincelles des pierres, dans une odeur de fumée de silex. L’homme marchait en vacillant ; ses mouvements étaient absolument ceux d’un enfant tenant une crécelle. La flamme trancha l’espace entre deux hommes assis l’un à côté de l’autre, qui ne fermèrent même pas les yeux pour se protéger de sa lumière aveuglante. Un instant encore, et l’un d’eux aurait reçu toute la décharge en plein visage. Rohan — une fois de plus, ce ne fut pas une décision consciente, mais un réflexe — arracha de son étui son propre lance-flammes et tira, une fois seulement. L’homme se frappa violemment la poitrine de ses deux mains crispées, son arme tinta contre les pierres et lui-même s’écroula, visage contre terre.

Rohan se leva alors. La nuit tombait. Il fallait les ramener tous, le plus vite possible, à la base. Il n’avait que son propre véhicule, le petit amphibie. Lorsqu’il avait voulu utiliser l’un des transporteurs, il s’était rendu compte que deux d’entre eux étaient entrés en collision dans la partie la plus étroite du défilé rocheux, et qu’on ne pourrait les séparer qu’à l’aide d’une grue. Restait l’ergorobot de queue, qui ne pouvait emporter plus de cinq hommes, alors qu’il y en avait neuf de vivants, bien qu’inconscients. Il se dit que le mieux serait de les rassembler tous, de les attacher afin qu’ils ne puissent se sauver nulle part ni se faire du mal, de remettre en marche les champs des deux ergorobots afin de les protéger, et de partir lui-même chercher du secours. Il ne voulait emmener personne, car sa petite voiture tout terrain était absolument désarmée ; aussi, en cas d’attaque, préférait-il être seul à courir les risques.

La nuit était déjà profonde lorsqu’il termina cet extraordinaire travail. Les hommes s’étaient laissé attacher sans opposer la moindre résistance. Il manœuvra l’ergorobot de queue, afin de pouvoir s’éloigner dans un terrain dégagé avec son véhicule amphibie ; il mit en place les deux émetteurs, établit à distance le contact créant le champ de force à l’intérieur duquel se trouvaient les hommes attachés. Alors, il prit le chemin du retour.