Elle n’était pas achevée, comme il avait été prêt à le croire à l’instant. Si les attaquants avaient été des créatures humaines, le massacre qu’ils subissaient aurait sans doute contraint les rangs suivants à s’arrêter au seuil de l’enfer déchaîné. Mais le mort combattait le mort, le feu atomique ne s’était pas éteint, il avait simplement changé de forme et modifié la direction de l’attaque principale.
C’est alors que Rohan comprit pour la première fois — ou plutôt devina sans le formuler — à quoi avait dû ressembler jadis l’affrontement qui avait eu lieu sur la surface désertique de Régis III, lorsque certains robots en écrasaient et en mettaient d’autres en pièces ; quelles étaient les formes que revêtait l’évolution de ces espèces inanimées et ce que signifiaient au juste les mots de Lauda, lorsqu’il avait dit que les pseudo-insectes avaient vaincu parce qu’ils étaient les mieux adaptés. En même temps, quelque chose lui traversa l’esprit : dans le temps, quelque chose d’analogue avait dû se passer ici ; la mémoire inerte, indestructible, perpétuée grâce à l’énergie solaire dans chacun des petits cristaux, la mémoire du nuage comptant des billions d’éléments, devait comporter la connaissance de heurts semblables ; c’était précisément contre de pareils adversaires — des géants isolés, lourdement cuirassés, des mammouths atomiques de la famille des robots, que ces grains inanimés avaient dû combattre il y avait des centaines de siècles de cela — ces grains inanimés qui apparemment n’étaient rien face aux flammes qui détruisaient tout, aux explosions qui, en un instant, mettaient le feu aux roches. Ce qui leur avait permis de subsister et ce qui avait fait que les blindages des énormes monstres avaient été déchiquetés comme des chiffons rouillés, traînés à travers l’immense désert, ainsi que les squelettes des mécanismes électroniques jadis précis, enfouis à présent dans le sable, c’était — il en avait l’intuition — un courage incroyable, inqualifiable — si toutefois on pouvait parler de courage à propos des petits cristaux du nuage titanesque. Mais quel autre mot possédait-il pour qualifier cela ? … Car, malgré lui, il ne pouvait s’empêcher d’admirer le nuage, en voyant qu’il continuait à combattre, en pensant à l’hécatombe qui l’avait décimé …
Car le nuage continuait d’attaquer. À présent, sur toute l’étendue visible de la hauteur de la sonde, c’était à peine si quelques pics — les plus hauts — émergeaient au-dessus de sa surface. Tout le reste, toute cette contrée de ravins, avait disparu, noyé sous des vagues noires qui affluaient concentriquement de tous les points de l’horizon, pour s’engouffrer dans les profondeurs de l’entonnoir de feu dont le centre était Le Cyclope, invisible sous le bouclier de chaleur frémissante. Cet assaut, payé apparemment de pertes immenses et insensées, n’était pourtant pas dépourvu de chances de succès.
Rohan et tous les hommes qui contemplaient, à présent déjà sans réagir, le spectacle que leur présentait l’écran, s’en rendaient compte. Les réserves énergétiques du Cyclope étaient pratiquement inépuisables, mais plus le feu ininterrompu de l’annihilation se prolongeait, plus, malgré ses protections puissantes, malgré les puissants miroirs de réflexion, une petite partie des températures stellaires se communiquait aux armes, revenait à sa source ; aussi devait-il faire de plus en plus chaud à l’intérieur de la machine. C’était pourquoi l’attaque était menée avec un acharnement qui ne faiblissait pas, c’était pourquoi elle était menée de partout à la fois, puisque plus les heurts successifs de l’antimatière et de la grêle des cristaux volant à leur perte se produisaient près des blindages de la machine, et plus fortement s’échauffaient tous les appareils. Aucun homme, depuis longtemps, n’aurait plus tenu à l’intérieur du Cyclope ; peut-être bien que son armure de céramique avait déjà viré au rouge cerise. Les hommes, dans le poste de pilotage, ne voyaient pourtant qu’une seule chose sous le dôme des fumées : le tourbillon bleu du feu palpitant qui, pas après pas, reculait vers l’entrée de la gorge, tant et si bien que l’endroit de la première attaque du nuage se dégageait, trois kilomètres plus au nord, révélant son sol grillé, effrayant, recouvert de couches de scories et de laves, avec, pendants, des rochers effrités, des touffes arrachées de buissons gris de cendres et, emprisonnés à l’intérieur, fondus en tas métalliques, les petits cristaux frappés par l’onde de chaleur.
Horpach fit débrancher les micros qui, jusqu’à présent, emplissaient le poste de pilotage d’un tonnerre assourdissant, et demanda à Jason ce qui se produirait lorsque la température, à l’intérieur du Cyclope, dépasserait le degré de résistance du cerveau électronique.
Le savant n’eut pas un instant d’hésitation :
— L’action du lance-antimatière sera arrêtée.
— Et les champs de force ?
— Non.
La bataille de feu s’était déjà déplacée dans la plaine, juste à l’entrée du ravin. L’océan d’encre bouillonnait, fumait, tourbillonnait et, avec des sauts infernaux, tombait dans l’entonnoir flamboyant.
— Ça ne va sans doute plus tarder …, dit Kronotos, dans le silence du spectacle tempétueusement agité mais privé de son, qui se déroulait sur les écrans.
Une minute s’écoula. Brusquement, l’éclat de l’entonnoir de feu baissa fortement. Le nuage le recouvrit.
— À soixante kilomètres de nous, répondit le technicien des transmissions à la question de Horpach.
L’astronavigateur fit sonner l’alarme. Tous les hommes furent appelés à leur poste. L’Invincible rentra la rampe, l’ascenseur et ferma ses sas. Un nouvel éclair apparut à l’horizon. L’entonnoir de feu était réapparu. Cette fois-ci le nuage ne l’attaqua pas ; à peine ses bords, saisis par le feu, s’embrasaient-ils que tout le reste commença à reculer en direction de la contrée des gorges, S’enfonçant dans leur labyrinthe plein d’ombres. Alors Le Cyclope, apparemment intact, apparut aux hommes qui regardaient. Il continuait à rouler à reculons, très lentement, tout en tirant sans discontinuer sur tout ce qui l’entourait : les pierres, le sable et les dunes.
— Pourquoi n’a-t-il pas arrêté son lance-antimatière ? s’écria quelqu’un.
Comme si elle avait entendu ces mots, la machine éteignit la flamme des explosions, tourna sur elle-même et se mit à rouler dans le désert avec une vitesse croissante. La sonde volante l’accompagnait d’en haut. À un certain moment, ils virent quelque chose : comme un fil de feu, se précipitant à une vitesse incroyable droit sur leurs visages ; avant d’avoir compris que Le Cyclope venait de tirer sur la sonde, et que ce qu’ils voyaient était la traînée des particules d’air annihilées sur la trajectoire du projectile, ils reculèrent instinctivement, tremblant comme s’ils craignaient que l’explosion ne jaillît hors de l’écran et n’explosât à l’intérieur du poste de pilotage. Immédiatement après, l’image disparut et l’écran se remplit d’une lumière grise.
— Il a démoli la sonde ! cria le technicien qui se tenait au pupitre de commande. Commandant ! !
Horpach fit lancer une seconde sonde. Le Cyclope était déjà si près de L’Invincible qu’ils le virent immédiatement, à peine la sonde avait-elle pris de l’altitude. Un nouvel éclair, et elle aussi fut détruite. Avant que l’image ne disparût, ils eurent le temps de distinguer leur propre vaisseau dans le champ de vision de l’appareil : Le Cyclope n’était plus qu’à dix kilomètres d’eux.