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— Il est devenu fou ou quoi ? dit d’une voix nerveuse le second technicien.

Ces mots semblèrent ouvrir une porte dans l’esprit de Rohan. Il regarda le commandant et comprit que celui-ci pensait de même. Il avait l’impression que ses membres, sa tête, tout son corps étaient remplis d’un rêve de plomb, insensé et bourbeux. Mais des ordres furent donnés : le commandant fit lancer d’abord une troisième, puis une quatrième fusée. Le Cyclope les détruisit à tour de rôle, comme un tireur d’élite s’amusant à faire tomber des quilles.

— J’ai besoin de toute la puissance, dit Horpach, sans détourner la tête de l’écran.

L’ingénieur en chef, tel un pianiste plaquant un accord, frappa des deux mains sur les touches du tableau de commande.

— Puissance de départ dans six minutes, annonça-t-il.

— J’ai besoin de toute la puissance, répéta Horpach, toujours sur le même ton.

Alors, dans le poste de pilotage, un tel silence s’établit qu’on n’entendait plus que le ronronnement des transmissions derrière les cloisons émaillées, comme si un essaim d’abeilles y sortait de son sommeil.

— Le revêtement de la pile est trop froid …, commença à dire l’ingénieur en chef.

Mais alors Horpach lui fit face et, pour la troisième fois, sans élever davantage la voix, répéta :

— J’ai besoin de TOUTE la puissance.

Sans un mot, l’ingénieur tendit le bras vers l’interrupteur principal. Dans les profondeurs du vaisseau, les courts mugissements de la sirène d’alarme se faisaient entendre et, comme un lointain tambour, lui répondaient les pas des hommes courant à leur poste de combat. Horpach regardait de nouveau l’écran. Personne ne disait mot, mais à présent tous avaient compris que l’impossible s’était produit : l’astronavigateur se préparait à combattre son propre Cyclope.

Les voyants, en s’allumant, se mettaient en rangs tels des soldats. L’indicateur de la puissance dont disposait le vaisseau fit apparaître successivement sur le cadran des nombres de cinq, puis de six chiffres. Quelque part, une étincelle avait jailli d’un fil — on sentait dans l’air une odeur d’ozone. Dans la partie arrière du poste de pilotage, les techniciens communiquaient entre eux par signes convenus, montrant des doigts quel système de contrôle il fallait à présent mettre en marche.

La sonde suivante, avant d’être annihilée, montra le groin allongé du Cyclope qui se frayait un passage entre des alignements de rochers ; l’écran redevint vide une fois de plus, blessant les yeux de sa blancheur d’argent. D’un instant à l’autre, la machine allait apparaître en vision directe ; le bosco des radaristes attendait déjà près de son appareil dont la télécaméra extérieure avait été — sortie au-dessus de la proue du vaisseau, ce qui permettait d’agrandir le champ de vision. Le technicien des transmissions lança la sonde suivante. Le Cyclope ne semblait pas se diriger droit sur L’Invincible qui attendait, hermétiquement fermé, prêt au combat, sous le bouclier de son champ de force. De son sommet, à des intervalles réguliers, des télésondes s’envolaient. Rohan savait que le vaisseau pourrait supporter le choc de la charge d’antimatière, mais qu’il lui faudrait en absorber l’énergie, au détriment de ses réserves. La tactique la plus raisonnable, dans ces conditions, lui semblait être la mise de la fusée en orbite stationnaire. Il s’attendait à un tel ordre d’un instant à l’autre, mais Horpach se taisait, comme s’il comptait que, d’une façon incompréhensible, le cerveau électronique du Cyclope « reprendrait ses esprits ». De fait, tout en observant de dessous ses lourdes paupières les mouvements de cette forme sombre qui se mouvait sans bruit parmi les dunes, il demanda :

— Vous l’appelez ?

— Oui. Il n’y a pas possibilité d’établir le contact.

— Envoyez-lui un grand stop.

Les techniciens s’agitaient à leur pupitre. Deux, trois, quatre fois, des ruisselets de lumière coururent sous leurs doigts.

— Il ne répond pas, Commandant.

« Pourquoi ne décolle-t-il pas ? se demandait Rohan qui ne parvenait pas à comprendre cela. Ne veut-il pas admettre son échec ? Horpach ! ! Quelle absurdité ! Mais il a bougé … À présent ! À présent il va donner l’ordre ! »

Mais l’astronavigateur n’avait fait que reculer d’un pas.

— Kronotos ?

Le cybernéticien s’approcha.

— Je suis là, Monsieur.

— Qu’ont-ils pu lui faire ?

Rohan fut frappé par cette façon de parler : « ils », avait dit Horpach, comme s’il avait vraiment eu affaire à un adversaire pensant.

— Les circuits automatiques comportent des cryotrons, dit Kronotos. (Et l’on sentait que ce qu’il allait dire ne serait que simple supposition) La température s’est élevée, ils ont perdu leur supraconductivité …

— Vous le savez, docteur, ou vous cherchez à deviner ? demanda l’astronavigateur.

C’était une étrange conversation, car tous continuaient à fixer l’écran, devant eux, où l’on voyait déjà, sans l’intermédiaire de la sonde, Le Cyclope qui se déplaçait d’un mouvement coulé, pas tout à fait sûr pourtant, car il déviait parfois de sa route, comme s’il ne savait pas quelle direction suivre. Plusieurs fois de suite, il tira sur la sonde qui ne servait plus à rien, avant de parvenir à l’atteindre. Ils la virent tomber comme une fusée brillante.

— La seule chose que je puisse supposer, c’est que c’est une question de résonance, dit après une courte hésitation le cybernéticien. Si leur champ a coïncidé avec la tendance auto-excitatrice du cerveau …

— Et le champ de force ?

— Le champ de force ne fait pas écran à un champ électromagnétique.

— Dommage, remarqua sèchement l’astronavigateur.

La tension diminuait lentement, car à présent il était déjà clair que Le Cyclope ne se dirigeait pas vers le vaisseau mère. La distance entre eux, très faible l’instant d’avant, commençait à croître. La machine échappée au contrôle des hommes partait dans l’immense étendue du désert septentrional.

— L’ingénieur en chef me remplace, dit Horpach. Quant à vous, messieurs, je vous prie de descendre avec moi.

CHAPITRE IX

LA TRÈS LONGUE NUIT

Le froid réveilla Rohan. À demi conscient, il se recroquevilla sous sa couverture, pressant le drap contre son visage. Il cherchait à se protéger la figure avec ses mains, mais le froid qui le gagnait empirait d’instant en instant. Il savait qu’il devait se réveiller complètement et pourtant il retardait encore ce moment, sans savoir pourquoi. Brusquement, il s’assit sur sa couchette dans l’obscurité la plus totale. Il reçut le souffle glacial en plein visage. Il se leva à tâtons et, tout en jurant entre ses dents, chercha le climatiseur. Il avait eu si chaud, au moment de se coucher, qu’il avait mis le bouton en plein sur le froid.

L’air de la petite cabine se réchauffait peu à peu, mais à présent, assis sous sa couverture, il ne pouvait plus se rendormir. Il regarda le cadran phosphorescent de sa pendulette — il était trois heures, heure du bord. « Une fois de plus, seulement trois heures de sommeil ! » se dit-il avec colère. Il continuait à avoir froid. La conférence avait duré longtemps, ils s’étaient séparés peu avant minuit. « Tant de parlotes pour rien ! » avait-il pensé.

À présent, dans les ténèbres qui l’entouraient, il aurait donné n’importe quoi pour être de retour à la Base, ne rien savoir de cette maudite Régis III, de son cauchemar sans vie, doué de l’ingéniosité des choses inertes. La majorité des stratèges avait conseillé de se mettre en orbite ; seuls, dès le début, l’ingénieur et le physicien en chef avaient penché du côté de Horpach qui soutenait qu’il fallait rester aussi longtemps que ce serait possible. La chance de retrouver les quatre hommes disparus du groupe de Regnar était peut-être de un pour cent mille ou moins encore. S’ils n’étaient déjà pas morts précédemment, seul un éloignement considérable du lieu du combat avait pu les sauver de l’enfer atomique. Rohan aurait beaucoup donné pour savoir si l’astronavigateur n’avait pas décollé uniquement à cause d’eux ou si d’autres considérations n’avaient pas joué. Ici, tout se présentait autrement que cela ne le ferait, exposé en termes secs dans un rapport, à la lumière calme de la Base, où il faudrait dire que l’on avait perdu la moitié des machines de l’expédition, la principale arme — Le Cyclope avec son lance-antimatière, qui allait représenter désormais un danger supplémentaire pour tout vaisseau atterrissant sur la planète — , que les pertes en hommes s’élevaient à six tués et que, en outre, la moitié de l’équipage avait dû être hospitalisée et que ceux-ci seraient dorénavant incapables de voler, pendant des années et peut-être à jamais. Et qu’ayant perdu des hommes, des machines et le meilleur appareil, on s’était sauvé — car que pouvait être d’autre, à présent, le retour, si ce n’était une vulgaire fuite ? Une fuite devant de petits cristaux microscopiques, création de la petite planète désertique, tout ce qui restait de la civilisation des Lyriens que celle de la Terre avait depuis longtemps rattrapée ! Mais Horpach était-il homme à prendre pareilles considérations en compte ? Peut-être ne savait-il pas lui-même pourquoi il ne décollait pas ? Peut-être comptait-il sur quelque chose ? Mais sur quoi ?