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— Ça suffit peut-être comme ça, de parler pour ne rien dire, non ? intervint le bosco Blank, d’une voix coléreuse.

Son profil anguleux apparut sur le fond lumineux des petits clignotants bariolés. Tous se turent.

Rohan fit doucement demi-tour et s’éloigna aussi silencieusement qu’il était venu. Sur son chemin, il passa devant deux laboratoires : dans le grand, les lumières étaient éteintes ; dans le petit, c’était allumé. Il voyait la lumière des lustres du plafond tomber obliquement dans le corridor. Il jeta un coup d’œil à l’intérieur.

Autour de la table ronde, rien que des cybernéticiens et des physiciens : Jason, Kronotos, Sarner, Livin, Saurahan et quelqu’un encore qui, le dos tourné aux autres, dans l’ombre d’un panneau incliné, mettait au point le programme d’un grand cerveau électronique.

—  … il y a deux solutions pour provoquer des réactions en chaîne, l’une annihilatrice, l’autre avec autodestruction. Toutes les autres sont organiques, disait Saurahan.

Rohan ne franchit pas le seuil. De nouveau, il se tenait là et écoutait sans se faire voir.

— La première solution avec réactions en chaîne consiste à mettre en action un processus qui se poursuivra de lui-même. Pour cela est nécessaire un lance-antimatière qui entrera dans le ravin et y restera.

— Il y en a déjà eu un …, fit remarquer quelqu’un.

— S’il ne possède pas de cerveau électronique, il peut fonctionner même si la température monte à plus d’un million de degrés. Il faut une arme en plasma ; le plasma ne craint pas les températures stellaires. Le nuage se comportera comme il l’a déjà fait. Il s’efforcera d’étouffer la machine, d’entrer en résonance avec les circuits de commande, mais il n’y aura pas de circuits, rien qu’une réaction infranucléaire. Plus il y aura de matière qui entrera en réaction, plus celle-ci sera violente. De la sorte, on peut attirer en un seul endroit et annihiler toute la nécrosphère de la planète …

« La nécrosphère ? … se demanda Rohan. Ah ! ah ! évidemment, puisque ces cristaux sont morts. Rien de mieux que les savants ! Ils sont toujours prêts à inventer quelque joli mot … »

— Ce qui me plaît le plus, c’est la variante avec auto-annihilation, dit Jason. Mais comment vous représentez-vous cela ?

— Eh bien, cela consisterait à provoquer tout d’abord la constitution de deux grands « cerveaux-nuages » bien consolidés, et ensuite à les faire se heurter l’un contre l’autre ; le procédé vise à faire que chaque nuage vienne à considérer l’autre comme son concurrent dans la lutte pour la vie …

— Je comprends, mais comment » pensez-vous y parvenir ?

— Ce n’est pas facile, mais faisable dans le cas où un nuage n’est qu’un pseudo-cerveau et ne possède donc pas la capacité de raisonner …

— La variante organique est pourtant la plus sûre, avec baisse de la moyenne du rayonnement émis …, dit Sarner. Il suffirait de quatre charges d’hydrogène, de cinquante à cent mégatonnes pour chaque hémisphère, au total pas tout à fait huit cents … Les eaux océaniques, en s’évaporant, augmenteront le volume des nuages de vapeur d’eau, l’albédo augmentera et les symbiotes fixés au sol ne pourront leur fournir le minimum d’énergie nécessaire à leur multiplication …

— Le calcul est fondé sur des données incertaines, protesta Jason.

Voyant qu’une querelle de spécialistes allait commencer, Rohan s’éloigna de la porte et s’en fut, poursuivant son chemin.

Au lieu de gagner l’ascenseur, il emprunta l’escalier de fer en colimaçon que normalement personne n’utilisait. Il passa tour à tour sur les paliers des niveaux de plus en plus élevés. Il vit comment, dans le hall des réparations, l’équipe de De Vries s’affairait, avec ses arcs à souder aveuglants, autour des grands arcticiens immobiles. Il aperçut de loin les hublots de l’infirmerie où brûlaient des lumières mauves, voilées. Un médecin passa silencieusement dans le corridor, suivi d’un automate auxiliaire qui portait un assortiment complet d’instruments étincelants. Il passa devant les mess vides et obscurs, les locaux du club, la bibliothèque, enfin il parvint à son propre étage. Il passa à côté de la cabine de l’astronavigateur et s’arrêta à un pas de la porte, comme s’il voulait écouter ce qui se passait chez celui-ci, aussi. Pas le moindre bruit ni le moindre rai de lumière ne filtrait sous le panneau lisse de la porte, et les hublots ronds étaient hermétiquement fermés, leurs vis à tête de cuivre serrées à fond.

Ce ne fut que dans sa cabine qu’il ressentit de nouveau la fatigue. Ses épaules s’affaissèrent, il s’assit lourdement sur sa couchette, se déchaussa et s’appuya contre les coussins, la nuque sur ses poignets croisés. Assis de la sorte, il regardait le plafond bas, faiblement éclairé par la lampe de chevet, où une crevasse de la peinture laquée courait, coupant en deux sa surface bleue.

Ce n’était pas par sentiment du devoir qu’il avait parcouru le vaisseau tout entier, pas davantage parce qu’il était curieux de connaître ce que disaient et comment vivaient les autres. Il avait tout simplement peur de ces heures nocturnes, car alors le poursuivaient des images qu’il ne voulait pas se rappeler. De tous ses souvenirs, le pire était celui de l’homme qu’il avait tué en tirant de près, afin que celui-ci n’en tuât pas d’autres. Il savait que s’il éteignait à présent, il reverrait une fois de plus cette scène, lorsque le fou, un vague sourire inconscient sur les lèvres, avançait en titubant, comme à la poursuite du canon qui tremblait dans sa main, comment il dépassait le corps sans bras couché sur les pierres.

Ce corps, c’était Jarg, Jarg qui était revenu pour mourir bêtement après avoir été miraculeusement sauvé ; une seconde plus tard, l’autre devait s’écrouler sur le cadavre, sa combinaison fumante déchiquetée sur la poitrine. C’était en vain qu’il avait essayé de chasser ce tableau qui se déroulait devant ses yeux en dépit de sa volonté. Il croyait sentir l’odeur de l’ozone, le recul brûlant de la crosse qu’il serrait alors de ses doigts suants ; il entendait aussi la plainte des hommes qu’ensuite, hors d’haleine, il avait traînés pour les attacher comme des gerbes de blé. À chaque fois, le visage tout proche, soudain aveugle, de l’homme brûlé, le frappait par son expression d’impuissance désespérée.

Quelque chose fit un bruit sourd : le livre qu’il avait commencé à lire alors qu’il était encore à la Base venait de tomber. Il avait marqué la page d’un signet blanc, mais il n’avait pas lu une seule ligne, car quand l’aurait-il fait ? Il s’installa plus confortablement. Il pensa aux stratèges qui élaboraient à présent des plans de destruction du nuage, et sa bouche se tordit en un sourire méprisant.

« Ça n’a pas le moindre sens, tout ça …, se dit-il. Ils veulent détruire … et à vrai dire, nous aussi, nous tous, nous voulons détruire cette chose, et pourtant nous ne sauverons personne en le faisant. Régis n’est pas habitée, l’homme n’a rien à chercher ici. D’où cette rage, alors ? C’est tout à fait comme si les autres avaient été tués par un orage ou un tremblement de terre. Aucune intention consciente, aucune pensée hostile ne se sont dressées sur notre route. Un processus inerte d’auto-organisation … est-ce que ça vaut la peine de gaspiller toutes nos forces et toute notre énergie afin d’anéantir cette chose, pour la seule raison que, tout d’abord, nous l’avions prise pour quelque ennemi à l’affût qui, en premier lieu, aurait attaqué Le Condor par traîtrise, pour s’en prendre ensuite à nous ? Combien de phénomènes semblables, stupéfiants, échappant à la compréhension humaine, le Cosmos ne renferme-t-il pas ? Est-ce que nous devons partout nous rendre avec cette énorme puissance dé destruction à bord de nos navires, afin de briser tout ce qui est contraire à notre façon de comprendre ? Comment l’ont-ils donc appelée ? Une « nécrosphère » ; mais alors, c’est aussi une nécro-évolution, une évolution de la matière non vivante. Peut-être les Lyriens auraient-ils eu leur mot à dire, car Régis III était dans leur rayon d’action, peut-être avaient-ils voulu la coloniser après que leurs astrophysiciens leur eurent annoncé que leur Soleil allait se transformer en nova … C’était peut-être pour eux la dernière chance … Si nous étions en pareille situation, évidemment que nous lutterions, évidemment que nous détruirions ces objets cristallins noirs … Mais comme ça ? … À une distance d’un parsec de la Base, éloignée elle-même de la Terre par tant d’années-lumière, au nom de quoi, au fait, sommes-nous ici, à perdre des hommes ? Pourquoi nos stratèges cherchent-ils en pleine nuit la meilleure méthode d’annihilation, alors que — voyons — il ne saurait même être question de vengeance … »