Si Horpach s’était trouvé à présent devant lui, il lui aurait dit tout cela. Combien cela est ridicule et en même temps fou, ce désir de faire payer pour la mort des camarades qui sont morts parce qu’on les a envoyés à cette mort … « Nous avons tout simplement été imprudents, nous avons trop fait confiance à nos lance-antimatière et à nos détecteurs, nous avons commis des erreurs et nous en supportons les conséquences. Nous seuls sommes coupables. »
— Il pensait ainsi, les yeux fermés dans la faible lumière, ses yeux qui le brûlaient comme si des grains de sable s’étaient glissés sous ses paupières. L’homme il le comprenait à présent sans l’aide de mots — ne s’est pas encore élevé à la hauteur voulue, n’a pas encore mérité d’accéder à l’attitude si fièrement appelée géocentrique. Tellement vantée depuis longtemps, elle ne consiste pas seulement à ne rechercher que des êtres semblables à soi-même et à ne comprendre que ceux-là, mais elle doit consister aussi à ne pas se mêler des affaires qui ne vous concernent pas, parce que non humaines. Conquérir le désert, bien sûr, pourquoi pas ? Mais ne pas attaquer ce qui existe, ce qui, au cours de millions d’années, a créé son propre équilibre, qui n’est tributaire de rien ni de personne, si ce n’est des forces de rayonnement et des forces des corps physiques. Et cet équilibre persistant est actif, agissant, ni pire ni meilleur que celui de ces composés albuminoïdes qui ont nom animal ou homme.
C’est ce Rohan-là, plein de cette omni compréhension galacticocentrique de toutes les formes existantes, que vint frapper — telle une aiguille transperçant les nerfs — le hurlement aigu et répété des sirènes d’alarme.
— Tout ce qu’il venait de penser, une seconde plus tôt, disparut, balayé par le bruit insistant qui remplissait tous les niveaux. L’instant d’après, il se précipitait dans le corridor, courait avec les autres au rythme lourd des pas fatigués, dans la chaude respiration des hommes. Avant même d’atteindre l’ascenseur, il sentit non par un de ses sens ou toute sa personne, mais comme par le corps du vaisseau dont il serait devenu une molécule — une secousse apparemment très faible et éloignée, mais qui se transmit à la coque du croiseur depuis le soutènement de la poupe jusqu’à la proue, un coup d’une force qu’on ne pouvait comparer à rien, coup que — et cela, il le sentit — quelque chose reçut et repoussa en souplesse, un quelque chose qui était encore plus gros que L’Invincible.
— C’est lui ! C’est lui ! entendait-on crier parmi les hommes qui couraient. Ils disparaissaient les uns après les autres dans les ascenseurs, les portes se refermaient avec un chuintement, les équipages dévalaient l’escalier en colimaçon, n’ayant pas le temps d’attendre leur tour. Alors, à travers les voix mêlées, les appels, les coups de sifflet des boscos, le signal répété de la sirène d’alarme et les piétinements, du niveau principal parvint une seconde secousse, silencieuse mais d’autant plus puissante, comme le heurt d’un second coup au but. Les lumières du corridor baissèrent puis reprirent leur éclat. Rohan n’avait jamais supposé que l’ascenseur pût aller aussi lentement. Il se tenait là, sans savoir qu’il continuait à appuyer de toutes ses forces sur le bouton et qu’à côté de lui, il n’y avait plus qu’un seul homme, le cybernéticien Livin. L’ascenseur s’arrêta et, alors qu’il en sautait, Rohan entendit le sifflement le plus ténu qu’on puisse imaginer, un sifflement dont les plus hautes harmoniques — il le savait — n’étaient plus perceptibles pour l’oreille humaine. C’était comme le gémissement de toutes les soudures au titane du croiseur. Il parvint à la porte du poste de pilotage au moment même où il comprit que L’Invincible venait de répondre au feu par le feu.
Mais ç’avait été aussi la fin du combat. Devant l’écran, sur son fond de flammes, se dressait la haute silhouette noire de l’astronavigateur ; les lumières du plafond étaient éteintes, exprès peut-être ; à travers des traînées qui rayaient l’écran de haut en bas, se dessinait, brouillant tout le champ de vision, le champignon de l’explosion, adhérant au sol par sa base et en haut gigantesque, ventru, projetant des volutes bulbeuses vers tous les points de l’horizon. Ainsi venait d’être réduit en atomes et anéanti Le Cyclope ; dans l’air, était encore en suspens la terrible et vitreuse vibration de l’explosion qui se dissipait et à travers le bruit de laquelle on entendait la voix monotone du technicien :
— Vingt et six au point zéro … vingt et huit, au périmètre … un et quatre, vingt-deux dans le champ …
« Nous avons mille quatre cent vingt röntgens dans le champ, le rayonnement a rompu la barrière de protection … », comprit Rohan. Il ne savait pas que quelque chose de ce genre fût possible. Mais lorsqu’il regarda le cadran du contrôleur principal de puissance, il comprit quelle était la charge que l’astronavigateur avait utilisée. Avec une telle énergie, on aurait pu faire bouillir une mer intérieure de dimension moyenne. Évidemment … Horpach avait préféré ne pas courir le risque de tirs répétés. Peut-être avait-il exagéré, mais à présent, du moins, ils n’avaient plus qu’un seul adversaire.
Sur les écrans, cependant, se déroulait un spectacle extraordinaire : boursouflé et joufflu, le sommet du champignon flamboyait de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, du vert le plus argenté aux rouges abricot, carmin et écarlates les plus profonds. On ne voyait absolument pas le désert — Rohan s’en aperçut à présent seulement — car une sorte de brouillard épais l’avait enveloppé : le sable, soulevé sur plusieurs dizaines de mètres, qui roulait en vagues, comme si l’étendue s’était transformée en une véritable mer. Pendant ce temps, le technicien continuait à répéter les chiffres lus sur l’échelle :
— Vingt mille au point zéro … huit et six cents au périmètre … un et un, et zéro deux dans le champ …
La victoire remportée sur Le Cyclope fut accueillie par un silence de mort ; car un triomphe consistant à détruire une de ses propres unités et, de surcroît, la meilleure, ne se prêtait pas particulièrement à célébration. Les hommes commencèrent à se disperser, tandis que le champignon de l’explosion continuait de grossir dans l’atmosphère. Il s’embrasa soudain à son sommet d’une seconde gamme de coloris, car il venait d’être touché par les rayons du soleil qui était encore derrière l’horizon. Déjà, il avait franchi les couches supérieures des cirrus glacés et se dressait bien au-dessus, tout en tonalités d’or mauve, d’ambre et de platine. Ces lueurs, par vagues, sortaient de l’écran pour illuminer tout le poste de pilotage qui s’irisait comme si quelqu’un avait barbouillé des couleurs des fleurs terrestres les pupitres émaillés de blanc.