Il était tout près déjà de rochers silencieux et éboulés comme si, à chaque instant, la terre devait céder sous son poids. Une peur affreuse lui poignait le cœur. Il avançait tout de même, en agitant des mains qui n’avaient rien à tenir. Il s’arrêta brusquement et regarda vers la vallée, vers le désert où se trouvait L’Invincible. Le vaisseau était invisible, caché derrière l’horizon. Il le savait, ce qui ne l’empêcha pas de fixer longuement l’horizon où le ciel avait des coloris virant au roux et où montaient lentement des nuages floconneux. Le chant des signaux de la sonde était devenu si faible qu’il n’était pas sûr que ce fût là plus qu’une illusion. Pourquoi L’Invincible se taisait-il ?
« Parce qu’il n’a plus rien à me dire », se répondit-il. Les roches du sommet, semblables à des statues grotesques rongées par l’érosion, étaient tout près. Le ravin s’ouvrit devant lui comme un énorme fossé, plein d’ombre, car les rayons du soleil ne parvenaient pas encore à mi-hauteur de ses parois recouvertes de végétation noire. De place en place, pointaient hors des fourrés broussailleux des aiguilles blanches, du calcaire semblait-il. Il embrassa du regard tout l’immense espace, jusqu’au fond caillouteux, à une profondeur de quinze cents mètres et il se sentit alors si exposé aux coups, si vulnérable qu’il s’agenouilla instinctivement, pour adhérer aux pierres et devenir en quelque sorte l’une d’elles. Cela n’avait pas le moindre sens, car il ne risquait pas d’être aperçu. Ce qu’il devait craindre n’avait pas d’yeux. Couché sur la dalle pierreuse que le soleil chauffait vaguement, il regardait en bas. La carte photogrammétrique lui transmettait une vérité absolument inutilisable, car elle montrait le terrain vu à vol d’oiseau, dans un effrayant raccourci vertical. Or il n’était pas question de descendre le long de l’étroite ligne dénudée entre les deux coulées de végétation noire. Il lui faudrait non pas vingt-cinq, mais au moins cent mètres de corde et, en outre, il aurait besoin d’un crochet, d’un piolet, alors qu’il n’avait rien de tel, qu’il n’était pas équipé pour faire de la varappe. Au commencement, cette étroite ravine descendait en pente assez douce, mais elle était coupée plus bas, disparaissait au regard sous la bosse en surplomb de la paroi rocheuse et ne réapparaissait que très loin, tout au fond, à travers une brume grisâtre. Une idée stupide lui passa par la tête : s’il avait eu un parachute …
Il examinait avec obstination les pentes de part et d’autre de l’endroit où il s’était couché, s’étant glissé sous une grosse roche en forme de champignon. Ce ne fut qu’alors qu’il sentit que du grand vide qui s’ouvrait sous lui montait un léger courant d’air chaud. C’était pourquoi le dessin de la ligne de faîte, en face, tremblait délicatement. Les broussailles jouaient le rôle d’un accumulateur des rayons solaires. Il retrouva, en regardant vers le sud-ouest, les sommets des pics dont la base constituait !a porte rocheuse où s’était produite la catastrophe. Il ne les aurait pas reconnus si, contrairement aux autres rocs, ils n’avaient été tout à fait noirs et n’avaient brillé comme s’ils étaient recouverts d’une épaisse couche d’émail — leur surface avait certainement fondu pendant la bataille entre Le Cyclope et le nuage … Mais il ne put distinguer ni les transporteurs ni même les traces de l’explosion atomique dans le fond du ravin, de l’endroit où il se trouvait. Il était couché de la sorte et fut brusquement pris de désespoir : il devait descendre tout en bas, et il n’y avait aucun chemin. Au lieu d’être soulagé, de se dire qu’il pouvait rentrer et expliquer à l’astronavigateur qu’il avait fait tout son possible, il prit une résolution.
Il se leva. Un mouvement, dans les profondeurs de la gorge, à peine entr’aperçu, le rejeta à genoux sur les pierres, mais il se redressa. « Si je tombe à plat ventre à tout instant, je ne ferai pas grand-chose », se dit-il. Il marchait à présent sur le faîte, cherchant un passage ; tous les deux ou trois cents pas, il se penchait vers le vide et à chaque fois il voyait le même tableau : là où la pente était douce, elle était tapissée de buissons noirs, là où il n’y en avait pas, elle tombait verticalement. Une fois, une pierre bougea sous son pied et roula en bas. Elle en entraîna d’autres ; la petite avalanche, en grondant, frappa la paroi velue à quelque cent pas plus bas ; en sortit une traînée de fumée étincelant dans le soleil, qui se déploya dans les airs et y resta un moment suspendue, comme si elle examinait les alentours, et alors il s’immobilisa ; au bout d’une minute ou plus, la fumée se dispersa et fut absorbée sans bruit par les taillis miroitants.
Il allait bientôt être neuf heures lorsque, ayant regardé en bas en s’appuyant contre un rocher, il aperçut tout au fond de la vallée — le ravin, en cet endroit, s’élargissait considérablement — une petite tache qui bougeait. D’une main tremblante, il tira de sa poche une petite longue-vue pliante qu’il braqua …
C’était un homme. La lorgnette était trop faible pour qu’il puisse en distinguer le visage — mais il voyait parfaitement le mouvement régulier des jambes. Cet homme marchait lentement, en boitant légèrement, comme s’il traînait une jambe blessée. Devait-il l’appeler ? Il n’en eut pas le courage. En réalité, il essaya : sa gorge ne laissa pas passer le moindre son. Il se prit à se haïr à cause de cette maudite peur. Il ne savait qu’une chose : à présent, c’était certain, il ne rebrousserait certainement plus chemin. Il grava bien dans sa mémoire l’endroit où l’autre se dirigeait — il remontait la vallée qui allait en s’élargissant, en direction des pyramides blanchâtres d’éboulis — et il se mit à courir dans la même direction, le long du faîte, sautant par-dessus les pierres, les crevasses béantes, jusqu’à ce que son cœur se mît à battre la chamade. « C’est de la folie, je ne puis pas continuer comme ça … », se dit-il, ne sachant que faire. Il ralentit et, alors justement, s’ouvrit devant lui de façon engageante une large ravine. Plus bas, elle était prise entre deux massifs de végétation noire. La pente était plus forte tout en bas-peut-être y avait-il là un surplomb ?
Ce fut sa montre qui décida : il était presque neuf heures et demie. Il se mit à descendre, tout d’abord face au vide, puis face à la paroi, lorsque la pente devint trop raide ; il descendait, pas à pas, s’aidant des mains, les buissons noirs étaient tout près, ils semblaient brûler d’une chaleur immobile et silencieuse. Le sang lui battait les tempes. Il s’arrêta sur une arête rocheuse en biseau, cala son pied gauche entre cette arête et la suivante, puis regarda en bas. À quelque quarante mètres, il vit une large plate-forme dont descendait une bande de roche nue, très nette, surplombant les rameaux morts des buissons noirs.