Mais le vide le séparait de cette plate-forme, vraie planche de salut. Il regarda en l’air : il avait déjà descendu deux cents mètres ou peut-être davantage. Les battements de son cœur lui semblaient secouer l’air ambiant. Il cligna des yeux à plusieurs reprises. Très lentement, avec des mouvements d’aveugle, il commença à dérouler sa corde. « Tu ne seras pas assez fou pour … », dit quelque chose en lui-même. Avançant de côté à petits pas, il descendit jusqu’au buisson le plus proche. Ses excroissances pointues étaient couvertes d’une rouille qui s’effritait au toucher. Il le saisit, s’attendant Dieu sait à quoi. Il n’entendit qu’un bruissement sec ; il tira plus fort, le buisson était bien enraciné ; il l’entoura de la corde à la base, tira une fois de plus … dans une brusque poussée de courage, il entoura le pied d’un deuxième, puis d’un troisième buisson, il s’arc-bouta et tira de toutes ses forces. Les buissons tenaient bien, enracinés dans les fentes de la pierre. Il commença à se laisser glisser, tout d’abord il put encore transférer une partie de son poids sur le rocher grâce au frottement de ses semelles, mais tout à coup il tournoya sur lui-même et resta suspendu. Il laissa glisser de plus en plus rapidement la corde sous le genou, freinant son mouvement d’une torsion de sa main droite, tout en regardant attentivement en bas, pour atterrir enfin sur la plate-forme. Il essaya alors de dégager la corde, en tirant sur l’une de ses extrémités. Les buissons ne cédaient pas. Il tira à plusieurs reprises. Elle s’était coincée. Il s’assit alors à califourchon sur la plate-forme et commença à tirer de toute sa force jusqu’à ce que, brusquement, la corde cédât, fouettât l’air avec un sifflement aigu et lui cinglât la nuque. Il fut pris de tremblements. Il resta assis quelques minutes, car il avait les jambes trop molles pour oser s’aventurer plus loin. C’est alors qu’il revit la silhouette de celui qui marchait en bas. Elle était déjà un peu plus grande. Cela lui sembla étrange qu’elle fût si claire ; il y avait aussi quelque chose d’étrange dans la forme de la tête, ou plutôt de la coiffure de cet homme.
Il se serait trompé s’il avait pensé que le pire appartenait au passé. En vérité, il ne l’avait jamais pensé. Il avait pourtant eu un espoir qui se révéla erroné. Techniquement, le chemin qui lui restait à faire était beaucoup plus facile, mais les buissons morts, croissants de rouille, cédaient la place à d’autres, d’un noir brillant et apparemment gras, dont les fils de fer noirs contorsionnés étaient parsemés de renflements semblables à des petits fruits, qu’il reconnut immédiatement.
De temps en temps s’en échappaient des petites fumées qui bourdonnaient doucement, tournoyaient dans les airs et alors il s’immobilisait, pas pour longtemps d’ailleurs, sinon il n’aurait jamais le temps de parvenir jusqu’au fond de la gorge. Il progressa pendant un certain temps à califourchon, comme à cheval, puis la bande rocheuse s’élargit et devint moins abrupte, si bien qu’il pouvait déjà descendre en restant debout, non sans mal, non sans s’aider des mains. Il se rendait à peine compte de sa progression au long de son interminable descente, car son attention était totalement dédoublée, fixée à la fois d’un côté et de l’autre ; parfois, il lui fallut passer si près des buissons fourmillant de cristaux, que leurs fils de fer frottaient contre sa combinaison. Et pourtant pas une seule fois les traînées qui volaient très haut, faisant des étincelles dans la lumière, ne s’approchèrent de lui. Lorsqu’il se tint enfin tout en haut de l’éboulis qui n’était séparé que de quelques centaines de pas du lit du ravin, où s’entassaient des galets blancs secs comme des os, il était près de midi. Il avait déjà dépassé la zone des buissons noirs ; la pente par laquelle il était descendu était éclairée jusqu’à mi-hauteur par le soleil, à présent haut dans le ciel. Il aurait pu, maintenant, mesurer du regard la distance parcourue, mais il ne se retourna pas. Il se mit à descendre en courant, s’efforçant de porter son poids tantôt sur une jambe tantôt sur l’autre, d’une pierre à l’autre, le plus vite possible, mais, malgré cela, l’énorme masse de débris rocheux en équilibre instable commença en grondant à glisser en même temps que lui, tandis que te bruit s’amplifiait. Tout à coup, alors qu’il était tout près du ruisseau desséché, la pierraille céda sous lui et, jeté si violemment par terre que son masque à oxygène fut déplacé, il dévala pendant une quinzaine de mètres. Il était sur le point de se relever pour se remettre à courir, sans se soucier de ses meurtrissures, tant il craignait que celui qu’il avait vu d’en haut ne disparût à ses yeux — les deux versants, en effet, et surtout l’opposé, étaient pleins de grottes, dont il distinguait les entrées noires et béantes — , lorsqu’il eut comme un avertissement, si bien qu’avant même de comprendre ce que c’était, il se laissait retomber sur les pierres coupantes, pour y rester immobile, les bras étendus.
Une ombre légère, projetée de très haut, tomba sur lui. Puis, avec un bourdonnement croissant et monotone qui embrassait tout le registre des sons, de l’aigu aux notes les plus graves, une volute noire et informe l’enveloppa. Peut-être aurait-il dû fermer les yeux, mais il ne le fit pas. Sa dernière pensée fut pour se demander si le petit appareil cousu dans sa combinaison n’avait pas souffert de sa chute brutale. Puis il s’abandonna à une inertie qu’il s’était sans doute imposée lui-même. Même ses pupilles ne bougeaient pas, ce qui ne l’empêchait pas de voir le nuage fourmillant planer au-dessus de lui, projeter un tentacule qui se contorsionnait paresseusement ; il en distingua l’extrémité ; c’était comme l’orifice d’un tourbillon mouvant, d’un noir d’encre. Il sentit sur la peau du crâne, des joues, de tout son visage le contact tiède de l’air, un attouchement qui semblait morcelé en millions d’éléments. Quelque chose effleura sa combinaison à la hauteur de la poitrine, il fut plongé dans une obscurité presque complète. Tout de suite après, ce tentacule qui continuait à se contorsionner comme une trombe d’air miniature, réintégra le nuage. Le bourdonnement passa à l’aigu. Cela le faisait grincer des dents, il le sentait quelque part, à l’intérieur de sa tête. Le bourdonnement s’atténua. Le nuage montait presque verticalement, devenait un brouillard noir déployé entre les deux versants ; il se décomposa en des volutes tournoyant sur elles-mêmes, se glissa dans la fourrure immobile de la végétation et y disparut. Il resta un long moment encore immobile, comme mort. Il lui passa par la tête que c’était peut-être déjà fait. Que peut-être il n’allait plus savoir ni qui il était, ni comment il s’était trouvé ici, ni ce qu’il devait faire, et à cette pensée, il fut pris d’une telle frayeur qu’il s’assit d’un seul coup. Brusquement, il eut envie de rire. Du moment qu’il avait pu penser de la sorte, c’était le signe qu’il était sauvé. Que le nuage ne lui avait rien fait et que lui, il l’avait trompé. Il s’efforçait de maîtriser les hoquets de rire qui lui montaient à la gorge et qui le secouaient tout entier. « C’est tout simplement de l’hystérie », se dit-il, en se relevant sur les genoux. Il était presque calme, à présent, du moins il en avait l’impression. Il rajusta son masque à oxygène et regarda autour de lui.
L’homme qu’il avait vu d’en haut n’était pas là. Mais il entendait ses pas. L’autre était sans doute déjà passé ici et avait dépassé un rocher renversé qui barrait à moitié le fond du ravin. Il se mit à courir après lui. L’écho des pas était de plus en plus proche et étonnamment fort. Comme si l’autre était chaussé de bottes de fer. Il courait, sentant des aiguilles douloureuses lui transpercer le tibia de la cheville au genou. « J’ai dû me fouler le pied … », se dit-il, en cherchant désespérément à garder l’équilibre à l’aide de ses bras étendus ; il manquait à nouveau d’air, et commençait presque à étouffer lorsqu’il l’aperçut. L’autre allait d’un pas mécanique droit devant lui, par longues enjambées, d’une pierre sur une autre. Les parois rocheuses toutes proches amplifiaient en échos répétés le bruit de ces pas. Et alors, tout espoir s’effondra en Rohan. C’était un robot — et non un homme. Un arcticien. Il n’avait jamais pensé à ce qu’ils avaient pu devenir après la catastrophe ; ils se trouvaient dans le transporteur central lorsque le nuage les avait attaqués. Il n’en était plus qu’à une quarantaine de pas. Il remarqua alors que le bras gauche du robot pendait, inerte, écrasé, et que son blindage, naguère brillant et arrondi, était zébré et enfoncé par endroits. La déception fut grande, et pourtant il se sentit ragaillardi au bout d’un moment, à la pensée qu’il aurait du moins un compagnon de ce genre pendant ses recherches. Il voulut appeler le robot d’un cri, mais quelque chose le retint ; aussi se contenta-t-il de hâter le pas ; il le dépassa et, se plantant sur son chemin, se mit à attendre, mais le géant haut de deux mètres cinquante semblait ne pas le remarquer le moins du monde. De près, Rohan nota que la partie de l’antenne de son radar, qui ressemblait un peu à une oreille en forme d’assiette, était brisée, et qu’à l’endroit où se trouvait précédemment l’objectif de l’œil gauche, béait une ouverture aux bords irréguliers. Il avançait pourtant d’un pas assuré sur ses pieds gigantesques, simplement en traînant la jambe gauche. Rohan l’interpella lorsque la distance qui les séparait ne fut plus que de quelques pas, mais la machine fonçait droit sur lui, apparemment aveugle, et il dut, au dernier moment, lui céder la place. Il s’approcha une seconde fois du robot et essaya de le saisir par sa main de métal, mais l’autre la lui arracha d’un mouvement indifférent et souple, sans s’arrêter. Rohan comprit alors que cet arcticien, lui aussi, avait été victime de l’attaque et qu’il ne pouvait compter sur lui. Mais il lui était tout de même pénible d’abandonner la machine impuissante à son sort ; en outre, il était aussi curieux de savoir où le robot se dirigeait en définitive, car il avançait en choisissant un terrain aussi plat que possible, comme s’il s’était fixé un but. Après quelques instants de réflexion au cours desquels l’autre s’éloigna d’une quinzaine de mètres, il finit par le suivre. Le robot parvint enfin au pied de l’éboulement et commença à le gravir, sans prêter la moindre attention à la traînée de pierres qui dévalait de sous ses larges plantes. Il grimpa ainsi peut-être à mi-hauteur de l’amoncellement de galets, puis tomba brusquement, glissa jusqu’en bas, agitant les jambes en l’air, ce qui, dans d’autres circonstances, eût peut-être porté à rire le spectateur. Puis il se releva et recommença son escalade.