Il redescendit du monticule où il s’était arrêté devant la grotte et c’est alors qu’il remarqua quelque chose qui avait la forme d’une fine raie rousse sur les galets secs, de l’autre côté de la vallée. S’étant approché, il reconnut dans ces taches des traces de sang. Elles étaient tout à fait sèches, déjà, avaient changé de couleur et, si ce n’avait été la blancheur exceptionnelle de ce rocher, d’un blanc de chaux, il ne les aurait certes pas remarquées. Il essaya pendant un moment d’établir dans quelle direction s’était dirigé l’homme en sang, mais il ne put y parvenir. C’est pourquoi, au petit hasard, il se mit à remonter la vallée en se tenant le raisonnement suivant : il s’agissait peut-être là d’un homme blessé pendant le combat du Cyclope et du nuage, qui s’éloignait du lieu de l’affrontement. Les traces se croisaient, disparaissaient en plusieurs endroits, mais finirent par le conduire tout près de l’une des premières cavernes qu’il avait explorées. C’est pourquoi son étonnement fut d’autant plus grand lorsqu’il vit qu’à côté de son entrée béait un gouffre étroit, semblable à un puits, qu’il n’avait pas remarqué précédemment. C’était justement là que menait la piste sanglante. Rohan s’agenouilla et se pencha sur l’ouverture plongée dans la pénombre. Il avait beau être préparé au pire, il ne put retenir un cri étouffé, car il venait de reconnaître, le regardant de ses orbites vides, les dents découvertes dans un rictus, la tête de Bennigsen : il le reconnut à la monture dorée des lunettes dont les verres, par une aveugle ironie du sort, n’avaient pas été cassés et brillaient clair dans le reflet qu’une plaque de calcaire inclinée projetait sur ce cercueil de pierre. Le géologue était suspendu entre les pierres, et c’était pourquoi son corps était resté droit, coincé par les épaules dans le cuvelage naturel du puits. Rohan ne voulut pas laisser en cet état ces débris humains mais lorsque, à contrecœur, il essaya de soulever la dépouille, il sentit que les chairs s’affaissaient sous l’épais tissu de la combinaison. La décomposition avait fait son œuvre, hâtée par l’action du soleil qui tous les jours avait éclairé cet endroit. Rohan se contenta donc d’ouvrir la fermeture éclair de la poche de poitrine et d’en retirer la plaque d’identité du savant ; avant de s’en aller, il tira une des dalles voisines et en recouvrit le tombeau de pierre.
C’était le premier à être retrouvé. Ce n’est qu’une fois éloigné de cet endroit que Rohan se dit qu’il aurait dû étudier la radioactivité du cadavre, puisque, dans une certaine mesure, son intensité pouvait fournir quelque lumière sur ce qui était arrivé à Bennigsen lui-même et aux autres : une forte augmentation du rayonnement aurait prouvé que le mort s’était trouvé à proximité du combat atomique. Mais il avait oublié de le faire, et à présent rien n’était en mesure de lui faire rebrousser chemin et dégager le tombeau. C’est alors que Rohan remarqua le rôle joué par le hasard dans ses recherches ; n’avait-il pas précédemment exploré très à fond, à ce qu’il lui semblait, les alentours de cet endroit ?
Frappé par une nouvelle idée, il partit d’un bon pas, suivant les traces de sang, à la recherche de l’endroit où elles commençaient. Cela le conduisit presque en ligne droite dans le fond de la vallée, comme si la piste le menait à l’endroit du combat atomique. Mais à quelques centaines de pas de là, il dut brusquement tourner. Le géologue avait perdu une énorme quantité de sang et il n’en était que plus stupéfiant qu’il ait pu marcher si loin. Les pierres, que depuis la catastrophe pas une goutte de pluie n’avait touchées, étaient abondamment éclaboussées. Rohan grimpa sur un amoncellement de grandes roches branlantes et se trouva bientôt dans une vaste cuvette, située sous une paroi rocheuse nue. La première chose qu’il vit fut la semelle, d’une dimension au-dessus de la normale, du pied d’un robot. Il était couché sur le côté, presque coupé en deux par une série de coups, le plus vraisemblablement tirés au moyen d’un lance-flammes. Un peu plus loin, se trouvait à moitié assis, presque plié en deux, contre des galets, un homme coiffé d’un casque noirci par la suie. Il était mort. Le lance-flammes pendait encore à ses doigts, effleurant le sol de son canon brillant. Rohan n’osa pas, tout d’abord, toucher le mort ; il s’efforça seulement, en s’agenouillant, de voir le visage qui était pourtant dans le même état de décomposition que celui de Bennigsen. C’est alors qu’il reconnut le sac large et plat de géologue fixé à des épaules qui semblaient rétrécies. Le mort assis était Regnar, le chef de l’expédition attaquée dans le cratère. En mesurant la radioactivité, il eut la confirmation que l’arcticien avait été abattu par une décharge de l’arme : l’indicateur enregistrait la présence caractéristique d’isotopes de terres rares. Rohan voulut, une fois encore, prendre la plaque d’identité du géologue, mais cette fois-ci, il n’en eut pas le courage, il se contenta de déboucler le sac, car il ne devait pas toucher le corps pour cela. Mais il ne contenait que des éclats de minéraux. Après une brève hésitation, il ne fit que détacher à l’aide d’un couteau le monogramme du géologue, fixé au cuir du sac, le mit dans sa poche et, regardant une fois encore, perché sur une haute pierre, la scène figée, il essaya de comprendre ce qui avait bien pu se passer. Tout semblait indiquer que Regnar avait tiré sur le robot, mais celui-ci l’aurait-il attaqué, lui ou Bennigsen ? Du reste, un homme frappé d’amnésie aurait-il été capable de se défendre contre une attaque ? Il voyait bien qu’il ne parviendrait pas à résoudre l’énigme, et d’autres recherches l’attendaient encore. Il regarda sa montre une fois de plus : il allait bientôt être cinq heures. S’il ne lui fallait compter que sur ses propres réserves d’oxygène, il lui faudrait rentrer immédiatement. C’est alors qu’il eut l’idée de débrancher les bouteilles de gaz fixées à l’appareil de Regnar. Il enleva donc tout l’appareil du dos du mort, constata qu’une des bouteilles était encore pleine et, s’étant débarrassé d’une des siennes, vide, entreprit de recouvrir la dépouille avec des pierres. Cela lui prit presque une heure, mais il estimait que le mort l’avait payé de sa peine en lui donnant ses propres réserves d’oxygène. Lorsque le petit tertre fut terminé, Rohan pensa qu’il aurait été bon de se munit d’une arme, en l’occurrence du lance-flammes certainement encore chargé. Mais, une fois de plus, l’idée lui en était venue trop tard et il dut s’éloigner les mains vides.
Il allait être six heures ; il était si fatigué qu’il remuait à peine les jambes. Il possédait encore quatre tablettes d’amphétamine ; il en prit une et se releva au bout d’une minute, sentant un afflux de force. Il n’avait pas la moindre idée par où entreprendre la suite des recherches, aussi partit-il tout simplement droit devant lui, en direction de la porte rocheuse. Un kilomètre environ l’en séparait encore, lorsque le cadran du détecteur de radiation l’avertit que la pollution radioactive commençait à croître. Pour l’instant, elle était encore assez faible, aussi poursuivit-il son chemin, regardant attentivement autour de lui. Comme le ravin était sinueux, seules certaines parois de rochers avaient été touchées et portaient des traces de fusion ; au fur et à mesure qu’il avançait, ces craquelures caractéristiques des roches étaient de plus en plus fréquentes ; enfin il aperçut d’énormes galets ressemblant à des bulles figées, car leur surface était parvenue à la température d’ébullition sous le coup des explosions thermiques. En réalité, il n’avait que faire ici, et pourtant il continuait à avancer ; le détecteur fixé à son poignet émettait un tic-tac léger, de plus en plus fort, l’aiguille sautait le long de l’échelle, affolée. Il vit enfin de loin ce qui restait de la porte rocheuse, effondrée en forme de cuvette, faisant penser à un petit lac qui se serait figé de façon invraisemblable tandis que ses eaux s’agitaient furieusement ; la base des rocs s’était transformée en une épaisse couche de lave, tandis que la fourrure noire de la végétation métallique n’était plus que lambeaux couverts de cendres ; dans le lointain, se dessinaient vaguement, entre les murs rocheux, d’énormes déchirures d’un coloris plus clair. Rohan fit demi-tour en hâte.