Une fois de plus, le hasard lui vint en aide, alors qu’il parvenait à la porte rocheuse suivante, bien plus large, plus haut dans la vallée : non loin d’un endroit qu’il avait dépassé précédemment, son regard fut attiré par le scintillement d’un objet métallique. C’était le détendeur en aluminium d’un appareil à oxygène ; dans une crevasse horizontale entre le roc et le lit desséché du torrent, il vit un dos noir dans une combinaison barbouillée de suie. Le cadavre n’avait plus de tête. La force terrible du souffle de l’explosion l’avait projeté sur un amoncellement de galets et écrasé contre les pierres. Non loin de là, gisait un étui intact, contenant une arme étincelante, comme si elle venait d’être nettoyée à l’instant. Rohan se l’appropria. Il voulut identifier le cadavre, mais cela lui fut impossible. Il repartit vers le haut du ravin, mais la lumière qui tombait sur son versant oriental devenait rouge et, comme un rideau volant, montait de plus en plus, au fur et à mesure que le soleil descendait derrière l’arête montagneuse. Il était presque sept heures moins le quart. Rohan se trouvait placé devant un véritable dilemme. Jusqu’à présent, tout lui avait réussi, en ce sens du moins qu’il avait exécuté la lâche qui lui avait été fixée, qu’il était sain et sauf et pouvait regagner la base. Que le quatrième homme fût mort, cela était hors de doute, il en était convaincu ; déjà à bord de L’Invincible, cela avait paru plus que probable. Il était venu ici pour acquérir une certitude. Avait-il donc le droit de rentrer ? La réserve d’oxygène que lui avait procurée l’appareil de Regnar suffisait pour six heures encore. À présent une nuit entière l’attendait, pendant laquelle il ne pourrait rien faire, non tant à cause du nuage que tout simplement parce qu’il était à peu près totalement épuisé.
Il prit une seconde tablette d’amphétamine et, tandis qu’il attendait qu’elle fît de l’effet, il essaya d’établir un plan relativement raisonnable de ce qu’il allait faire.
Les taillis noirs, très haut au-dessus de lui, sur les sommets des rocs, étaient inondés de la rougeur de plus en plus éclatante du couchant qui donnait aux tiges acérées des buissons des tonalités changeantes, opalescentes, virant au violet le plus profond.
Rohan ne parvenait toujours pas à se décider. Alors qu’il était assis de la sorte, sous une grosse pierre éboulée, il entendit le lourd bourdonnement du nuage, qui arrivait de loin. Chose étrange, il n’eut absolument pas peur. Son attitude à l’égard du nuage s’était étonnamment modifiée au cours de cette seule journée. Il savait — ou du moins, il lui semblait qu’il savait — ce qu’il pouvait se permettre, tout comme un alpiniste qui ne craint pas la mort tapie dans les crevasses des glaciers. Il est vrai qu’il ne se rendait pas tout à fait compte de ce changement qui s’était produit en lui, car il n’avait pas noté dans sa mémoire l’instant où, pour la première fois, il avait pris conscience de la sombre beauté des buissons noirs qui, sur les rochers, prenaient tour à tour toutes les nuances du violet. Mais à présent, alors qu’il apercevait déjà les nuages noirs — il en arrivait deux qui étaient sortis des versants opposés de la montagne — , il ne bougea pas de place, il ne chercha plus à se protéger en collant son visage aux pierres. En définitive, la position qu’il occupait ne pouvait avoir d’importance, à condition toutefois que le petit appareil dissimulé dans ses vêtements continuât à fonctionner. Il toucha du bout des doigts son petit couvercle rond, de la taille d’une pièce de monnaie, et sentit nettement la légère pulsation. Il ne voulait pas provoquer le danger, aussi s’installa-t-il plus confortablement, pour ne pas avoir à bouger.
Les nuages occupaient à présent les deux côtés du ravin ; un courant ordonnateur semblait parcourir leurs sombres volutes, car ils épaississaient aux extrémités, formant des colonnes presque verticales, alors que les parties intérieures devenaient ventrues, et se rapprochaient de plus en plus l’une de l’autre. C’était tout à fait comme si un sculpteur, de la taille d’un titan, les avait modelés à une incroyable vitesse à l’aide de gestes invisibles. Quelques brèves déflagrations zébrèrent l’air entre les points les plus rapprochés des deux nuages qui, apparemment, se ruaient l’un vers l’autre, alors qu’en réalité ils restaient chacun de son côté, en agitant tout simplement à un rythme de plus en plus violent leurs noyaux centraux. L’éclat de ces éclairs était étrangement sombre ; les deux nuages en étaient momentanément éclairés, comme des milliards de cristaux d’un argent noir, immobilisés dans leur vol. Ensuite — après que les rochers eurent répercuté plusieurs fois le grondement des coups de tonnerre, écho faible et atténué, comme si une étoffe étouffant les sons les avait soudain recouverts — les deux parties de la mer noire, tremblantes et tendues au maximum, se rejoignirent et s’entre pénétrèrent. En dessous, tout s’assombrit, comme si le soleil venait de se coucher, tandis qu’apparaissaient dans le nuage des lignes incompréhensibles qui se poursuivaient. Il fallut pas mal de temps à Rohan pour comprendre que c’étaient là les reflets grotesquement déformés du fond rocheux de la vallée. Et ces miroirs aériens, sous le plafond du nuage, ondulaient et se dilataient ; alors, brusquement, il aperçut une immense silhouette humaine, dont le sommet de la tête atteignait les ténèbres, et qui le regardait, absolument immobile, bien que l’image tremblât et dansât sans arrêt, comme si elle s’éteignait et était de nouveau reconstituée par un rythme mystérieux. Une fois de plus, une seconde s’écoula avant qu’il n’y reconnût son propre reflet, suspendu dans le vide entre les coulées latérales du nuage.
Il fut si stupéfait, à un tel point paralysé par l’action incompréhensible du nuage, qu’il en oublia tout le reste. Une idée le frappa, l’espace d’un éclair : peut-être le nuage connaissait-il son existence, savait la présence microscopique du dernier homme vivant parmi les rocs et les pierres tapissant le ravin ; mais cette idée ne lui fit pas peur, non parce qu’elle était par trop incroyable — il ne tenait plus rien pour impossible — mais, tout simplement, parce qu’il voulait participer à ce mystère dont la signification — cela, il en était certain — ne lui serait jamais donnée. Son gigantesque reflet, à travers lequel se distinguaient vaguement les lointaines parois de la partie supérieure de la vallée, que l’ombre du nuage ne noyait pas, se dissipait. Alors, des tentacules innombrables sortirent du nuage ; lorsqu’il en aspirait un, d’autres prenaient sa place. Une pluie noire, de plus en plus dense, commença à tomber. Des petits cristaux tombaient, sur lui aussi, le frappaient légèrement au visage, glissaient sur sa combinaison, s’y accumulaient dans les plis ; la pluie continuait à tomber, et la voix du nuage, ce grondement qui semblait à présent remplir non plus seulement la vallée, mais toute l’atmosphère de la planète, allait grossissant. Des tourbillons, des fenêtres apparurent par endroits dans le nuage, par lesquels Rohan apercevait le ciel ; la masse noire se déchira en son milieu et, en deux volutes, roula lourdement, comme de mauvais gré, vers les taillis où elle s’enfonça dans leur immobilité et disparut.