Rohan était toujours assis, immobile. Il ne savait pas s’il pouvait se débarrasser des petits cristaux dont il était couvert. Il y en avait tant sur les galets que le lit du torrent, jusqu’alors d’une blancheur d’os, semblait éclaboussé d’encre. Il saisit délicatement l’un des petits cristaux triangulaires qui alors sembla revivre, lui souffla doucement de la chaleur sur la paume et s’éleva dans les airs lorsque Rohan, par un geste réflexe, ouvrit la main. Alors, comme à un signal donné, tout, alentour, se mit à fourmiller. Ce mouvement ne fut chaotique que pendant les premières secondes. Puis les points noirs formèrent une sorte de couche de fumée à ras du sol, se rapprochèrent les uns des autres, formèrent une masse qui monta en colonnes vers le ciel. C’était comme si les rochers eux-mêmes fumaient, hérissés de flambeaux de sacrifice gigantesques, sans flamme ni lueur. Ce n’est qu’alors que se produisit quelque chose d’incroyable : tandis que l’essaim volant restait suspendu sous la forme d’un nuage presque sphérique au centre même de là vallée, sur un fond de ciel qui fonçait lentement, tel un énorme et léger ballon noir, les autres nuages émergèrent de nouveau des buissons et se précipitèrent sur lui avec une impétuosité étourdissante. Rohan eut l’impression d’entendre le son grinçant et étrange du heurt, dans les airs, mais ce ne fut sans doute qu’une illusion. Il se dit qu’il était en train d’observer une lutte, que les nuages avaient rejeté et projeté au fond du ravin des « insectes » morts dont ils voulaient se débarrasser ; mais alors il vit que ce n’était qu’une apparence de lutte. Les nuages se dissipèrent et il ne resta plus trace du ballon léger. Les nuages l’avaient absorbé. Un instant encore, et de nouveau il n’y avait plus que les sommets des pics qui saignaient du dernier éclat du soleil, alors que le large fond de la vallée reposait dans le silence et le vide.
Rohan se leva, sur des jambes plutôt molles. Il se sentit ridicule avec le lance-flammes qu’il avait pris avec tant d’empressement au mort ; bien plus, il se sentait inutile dans ce pays de la mort parfaite où ne pouvaient se perpétuer victorieusement que des formes inertes qui se livraient à des activités mystérieuses qu’aucun œil vivant ne devait regarder. Ce n’avait pas été avec terreur, mais avec une admiration éblouie qu’il avait participé à l’instant à ce qui était survenu. Il savait qu’aucun des savants ne serait capable de partager ses sentiments, mais à présent il voulait rentrer non seulement pour annoncer la mort des disparus, mais aussi en tant qu’homme qui allait faire tout en son pouvoir pour que l’on ne touche plus à la planète dans l’avenir. « L’univers entier ne nous est pas destiné et notre place n’est pas partout », se prit-il à penser tandis qu’il redescendait lentement.
La lueur du ciel lui permit d’atteindre rapidement le champ de bataille. Là, il lui fallut hâter le pas, car le rayonnement émanant des roches vitrifiées, dont il devinait les silhouettes cauchemardesques dans le crépuscule de plus en plus profond, croissait rapidement. Il se mit enfin à courir ; l’écho de ses pas se répétait, répercuté par une paroi rocheuse qui le renvoyait à une autre, et dans cet écho incessant, que sa hâte amplifiait encore, sautant dans un dernier effort d’une pierre à l’autre, il dépassa les vestiges des machines, méconnaissables tant ils étaient fondus, et se trouva enfin sur un talus. Mais là aussi, le voyant du détecteur restait au rubis.
Il n’avait pas le droit de s’arrêter, bien qu’il commençât à étouffer ; aussi, sans presque réduire sa vitesse, il dévissa à fond le détendeur de la bouteille. Même si la réserve d’oxygène devait être épuisée à la sortie du ravin, s’il allait lui falloir respirer l’air de la planète, cela valait certes mieux que de rester plus longtemps en cet endroit où chaque centimètre carré de rocher projetait un rayonnement mortel. L’oxygène afflua à sa bouche en un flot glacé. Il courait aisément, car la surface du torrent de lave figée que Le Cyclope avait laissé derrière lui sur le chemin de son recul et de sa défaite, était lisse, par endroits presque à l’égal du verre. Heureusement, les semelles de ses chaussures de marche étaient crantées, aussi ne glissait-il pas. À présent une obscurité telle était tombée, que seules des pierres plus claires, qui demeuraient visibles sous l’enveloppe vitreuse, le guidaient plus bas, toujours plus bas. Il savait qu’il avait encore trois kilomètres au moins à parcourir de la sorte. Il lui était impossible, à la vitesse à laquelle il courait, de se livrer au moindre calcul, mais il lui arrivait de jeter tout de même un coup d’œil, de temps en temps, sur le voyant rouge du détecteur. Il pouvait rester ici une heure au plus, parmi les rochers tordus et effrités par le feu nucléaire — la quantité de radiations à laquelle il aurait été exposé ne dépasserait pas alors deux cents röntgens. Une heure et quart, au grand maximum — s’il n’était pas alors parvenu à l’entrée du désert, il n’aurait plus aucune raison de se hâter.
Au bout de vingt minutes environ, survint la crise. Il sentait son propre cœur comme une présence cruelle et infatigable qui lui faisait éclater la poitrine, qui l’écrasait de l’intérieur ; l’oxygène lui brûlait la gorge et le larynx d’un feu vivant, des étincelles dansaient sous ses paupières, et le pire était qu’il commençait à trébucher. Le rayonnement était devenu plus faible, il était vrai, le détecteur ne brillait pas plus qu’une braise sur le point de s’éteindre, mais il savait qu’il lui fallait courir, courir encore, alors que ses jambes refusaient de lui obéir. Chaque cellule de son corps en avait assez, tout criait en lui : Arrête-toi, arrête-toi et même laisse-toi tomber sur ces dalles si froides et apparemment si inoffensives de verre craquelé. Il voulut regarder les étoiles, tout en haut, et alors il trébucha et tomba en avant, les bras étendus. Il reprenait son souffle en grandes respirations convulsives. Il se releva, se mit debout, parcourut quelques mètres en vacillant de droite et de gauche, puis retrouva la cadence, se laissa emporter par la course. Il avait perdu toute notion du temps. Comment du reste parvenait-il à s’orienter dans ce noir absolu ? Il avait oublié les morts qu’il avait découverts, le sourire de squelette de Bennigsen, Regnar reposant sous les pierres à côté de l’arcticien déchiqueté, l’homme sans tête, il avait même oublié le nuage. L’obscurité l’avait fait se replier sur lui-même, ses yeux injectés de sang cherchaient en vain le grand ciel étoilé du désert dont le vide sablonneux lui semblait le salut ; il courait sans rien voir, la sueur coulait, salée, sur ses paupières, il courait, porté par une force dont la présence permanente en lui parvenait encore par moments à le stupéfier. Cette course, cette nuit, lui semblait ne jamais devoir finir.
Il ne voyait réellement plus rien lorsque ses pieds, brusquement, commencèrent à patauger de plus en plus lourdement, à s’enfoncer ; il sentit une dernière bouffée de désespoir l’envahir, leva la tête et comprit d’un seul coup qu’il se trouvait dans le désert. Il eut encore le temps de voir les étoiles au-dessus de l’horizon, puis, tandis que ses jambes cédaient sous lui, il chercha des yeux le détecteur à son poignet, mais n’en vit pas le cadran : il était sombre, l’appareil silencieux. Il avait laissé la mort invisible derrière lui, dans les profondeurs de la coulée de lave figée ; ce fut sa dernière pensée, car lorsqu’il sentit contre sa joue le froid raboteux du sable, il tomba non dans le sommeil, mais dans un engourdissement où tout son corps continuait encore à travailler désespérément, les côtes à se soulever, le cœur à battre la chamade ; de cet anéantissement de l’épuisement total, il passa à un autre, plus profond encore, et finit par perdre conscience.