— Comment t’as deviné ?
Elle répondait :
— Le nez.
Ou, en été, à la chasse aux canards… Les rouquins nageaient vers leurs proies sans un bruit. Seule leur truffe dépassait. Pas un remous. Pourtant, neuf fois sur dix, les canards s’envolaient sous leur nez. Paillette restait sur la berge, aplatie comme un chat, dans l’herbe jaune. Elle attendait. Les canards s’envolaient lourdement, au ras de l’eau. Quand l’un d’eux (toujours le plus gros) passait au-dessus d’elle, hop ! un bond, et clac !
— Comment tu réussis ça ?
— L’œil !
Et à la migration des caribous — quand leur harde s’étire sur toute la largeur de la plaine — on grimpait sur la plus haute colline, et Paillette disait :
— Le sixième à droite, à partir du gros rocher : malade.
(Les loups ne mangent que les caribous malades. C’est un principe.)
— Malade ? Comment peux-tu en être sûre ?
— L’oreille !
Elle ajoutait :
— Écoute, il respire mal.
Elle attrapait même les lièvres polaires. Et ça, aucun loup n’avait jamais réussi un coup pareil.
— Les pattes !
Mais, à côté de ces exploits, elle ratait des choses incroyablement faciles. Exemple : elle coursait un vieux caribou tout essoufflé et, tout à coup, son attention était attirée par un vol de perdrix des neiges. Elle levait les yeux, s’emmêlait les pattes, se cassait la figure, et on la retrouvait qui se roulait par terre en hurlant de rire, comme un louveteau du premier âge.
— Tu ris trop, grondait Loup Bleu, ce n’est pas sérieux.
— Et toi, tu es trop sérieux, ce n’est pas drôle.
Ce genre de réponse n’amusait pas Loup Bleu.
— Pourquoi est-ce que tu ris tant, Paillette ?
Elle cessait de rire, regardait Loup Bleu droit dans les yeux, et répondait :
— Parce que je m’ennuie.
Elle expliquait :
— Il ne se passe jamais rien dans ce fichu pays, rien ne change jamais !
Et elle répétait :
— Je m’ennuie.
6
Et, bien sûr, à force de s’ennuyer, Paillette voulut voir du nouveau. Elle voulut voir les hommes. De près. Cela se passa une nuit. Ils poursuivaient toujours la famille. La même bande de chasseurs. Ils campaient dans une cuvette herbeuse à trois heures de la tanière. Paillette sentait l’odeur de leurs feux. Elle entendait même le bois sec pétarader.
« J’y vais », se dit-elle.
« Je serai de retour avant l’aube. »
« Je verrai bien à quoi ils ressemblent, finalement. »
« J’aurai quelque chose à raconter, on s’ennuiera moins. »
« Et, après tout, puisque c’est moi qu’on cherche… »
Elle pensait que c’étaient de bonnes raisons.
Elle y alla.
Quand Loup Bleu se réveilla, cette nuit-là (un pressentiment), elle était déjà partie depuis une heure. Il devina tout de suite. Elle avait trompé la vigilance de Cousin Gris (cela aussi, elle savait le faire !) et elle était allée chez les hommes.
« Il faut que je la rattrape ! »
Il ne réussit pas à la rattraper. Quand il arriva au campement des chasseurs, il vit les hommes debout, danser dans la lumière des feux, autour d’un filet accroché à une potence par une grosse corde qui le maintenait fermé. Prise dans le filet, Paillette donnait des coups de crocs dans le vide. Sa fourrure lançait de brefs éclairs d’or dans la nuit. Les chiens en folie sautaient sous le filet. Leurs mâchoires claquaient. Les hommes hurlaient en dansant. Ils étaient vêtus de peaux de loups. « Flamme Noire avait raison », pensa Loup Bleu. Et aussitôt : « Si je coupe la corde, le filet tombera au milieu des chiens et s’ouvrira. Elle est trop rapide pour eux, on s’en tirera ! »
Il fallait sauter par-dessus les feux. Pas drôle pour un loup. Mais il fallait le faire, et vite. Pas le temps d’avoir peur. « La surprise, c’est ma seule chance ! »
Il était déjà dans l’air brûlant, au-dessus des flammes, au-dessus des hommes (le feu leur faisait des visages très rouges), au-dessus du filet !
Il trancha la corde d’un coup de dent et hurla :
— File, Paillette !
Hommes et chiens regardaient encore en l’air.
Paillette hésita :
— Excuse-moi, Loup Bleu, exc…
Et ce fut la bagarre générale. Loup Bleu envoya deux chiens dans les flammes.
— Va-t’en, Paillette, va-t’en !
— Non ! je ne veux pas t’abandonner !
Mais les chiens étaient nombreux.
— Va-t’en, je te confie la famille !
Alors, Loup Bleu vit Paillette faire un bond formidable. Puis il entendit des coups de tonnerre. La neige jaillit en petits geysers autour d’elle.
Raté !
Elle disparut dans la nuit.
Loup Bleu eut à peine le temps de s’en réjouir. Un des hommes, grand comme un ours, dressé devant lui, brandissait à deux mains une bûche enflammée. Et ce fut le choc. Comme si la tête de Loup Bleu explosait. Et la nuit. Une nuit pleine d’étincelles où il tombait, tombait, n’en finissait plus de tomber en tournoyant.
7
Voilà. Quand il se réveilla, il n’ouvrit qu’un œil. On ne l’avait pas tué. Sa fourrure avait été trop abîmée dans la bataille pour être vendue.
Alors, ce fut le zoo. Enfin, les zoos. Il en fit cinq ou six, dans les dix années qui suivirent. Sol de ciment et toit de tôle. Sol de terre battue et ciel ouvert. Petites cages et gros barreaux. Enclos et grillages. La viande qu’on vous lance de loin. Les peintres du dimanche. Les enfants des hommes qui ont peur de vous. Les saisons qui passent…
Tout seul. Parmi des animaux inconnus, eux aussi dans des cages…
« L’Homme est un collectionneur. »
Il comprenait maintenant la phrase de Flamme Noire.
Tout seul. Jusqu’au jour où on introduisit une louve dans sa cage.
D’abord, Loup Bleu n’en fut pas trop content. Il avait pris l’habitude de la solitude. Il préférait ses souvenirs à une compagnie. La louve posait un tas de questions :
— Comment t’appelles-tu ?
Elle avait un pelage gris et un museau presque blanc.
— D’où viens-tu ?
Le bout de ses pattes aussi était blanc.
— Il y a longtemps qu’ils t’ont pris ?
« On dirait une perdrix des neiges. »
— D’accord, dit la louve, tais-toi si tu veux, mais je te préviens : dès que toi, tu me poseras une question, moi j’y répondrai !
« Le genre de truc qu’aurait pu me dire Paillette », pensa Loup Bleu.
Alors, il demanda :
— Et toi, d’où viens-tu ?
— Du Grand Nord.
— C’est grand, le Grand Nord…
— Je viens des Barren Lands, dans l’Arctique.
Loup Bleu cessa de respirer. Les « Barren Lands » ? C’est ainsi que les hommes appelaient la terre où ils l’avaient capturé. Il entendit nettement son cœur battre dans sa poitrine.
— Les Barren Lands ? Dis-moi, est-ce que tu connais…
— Je connais tout le monde, là-bas !
— Une petite louve à la fourrure d’or, tu connais ?
— Paillette ? La fille de Flamme Noire et de Grand Loup ? Bien sûr que je la connais ! Mais d’abord, ce n’est pas une petite louve, elle est immense. Plus grande que les plus grands loups. Et ensuite, elle n’a pas de fourrure d’or…
— Pas de fourrure d’or, qu’est-ce que c’est que cette histoire ?