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— Voilà, Loup Bleu, c’est ici, l’endroit de mon premier souvenir !

2

Une nuit terrible. Une nuit d’Afrique sans lune. Comme si le soleil n’avait jamais brillé sur la terre. Et un vacarme, avec ça ! Des cris de panique, des galopades, de brefs éclairs qui jaillissent de tous les côtés, suivis de détonations, comme la nuit où Loup Bleu s’est fait prendre ! Et, bientôt, le crépitement des flammes. De la lumière rouge et des ombres noires plaquées sur les murs. La guerre, ou quelque chose comme ça. Des incendies partout, des maisons qui s’effondrent…

— Toa ! Toa !

C’est une femme qui crie en courant. Elle porte quelque chose dans les bras et appelle un homme qui rase les murs en tenant un immense chameau par la bride.

— Toa le Marchand, je t’en prie, écoute-moi !

— Si tu crois que c’est le moment de bavarder !

— Ce n’est pas pour bavarder, Toa, c’est pour l’enfant. Prends cet enfant et emmène-le loin d’ici ! Il n’a plus de mère.

Elle tend le paquet qu’elle tient dans ses bras.

— Qu’est-ce que tu veux que je fasse d’un si petit enfant ? Il serait tout juste bon à boire mon eau !

Des flammes jaillissent soudain d’une fenêtre voisine. Toa sent les poils de sa moustache griller.

— Ah ! l’Afrique ! Maudite Afrique !

— Je t’en prie, Toa, sauve l’enfant ! Plus grand, il racontera des histoires : les histoires qui font rêver !

— Pas besoin de rêver, moi, j’ai bien assez d’ennuis avec cet imbécile de chameau qui rêve du matin au soir !

Le chameau, qui traverse tranquillement cet enfer, comme s’il était au bord d’une oasis, s’arrête pile.

— Toa, crie la femme, je te donnerai de l’argent !

— Rien du tout ! Tu vas avancer, toi, oui ?

— Beaucoup d’argent, Toa, beaucoup !

— Sacré chameau, chaque fois que je le traite d’imbécile, il s’arrête. Combien d’argent ?

— Tout ce que j’ai.

— Tout ?

— Absolument tout !

3

Le jour se lève sur un tout autre paysage. Loup Bleu n’en croit pas son œil.

— De la neige !

Pas un arbre, pas un rocher, pas un brin d’herbe. Rien que de la neige. Rien que le ciel bleu. D’immenses collines de neige, à perte de vue. Une neige étrange, jaune, mais qui craque et crisse à chaque pas, et qui glisse en plaques, comme la neige de l’Alaska. Et, bien au milieu du ciel, un soleil blanc : il vous ferme les yeux, il fait ruisseler Toa le Marchand.

— Maudit désert ! Sable maudit ! Ça ne finira donc jamais ?

Toa marche, plié en deux. Il tient le chameau par la bride, et il jure entre ses dents :

— Ah ! l’Afrique ! Maudite Afrique !

Le chameau ne l’écoute pas. Il avance en rêvant. Ce n’est pas un chameau, c’est un dromadaire. Une seule bosse. Ce que Toa a pu lui flanquer sur le dos, inimaginable ! Casseroles, lessiveuses, moulins à café, chaussures, lampes à pétrole, tabourets de paille, une véritable quincaillerie ambulante qui brinquebale aux oscillations de sa bosse. Et là-haut, tout au sommet de cet amoncellement, assis bien droit, emmitouflé dans un manteau de Bédouin, un manteau de laine noire, le garçon. Qui regarde au loin.

— Ah ! tu es là, pense le loup, j’avais peur que cette canaille ne t’abandonne.

Loup Bleu a raison d’avoir peur. Plusieurs années ont passé depuis la terrible nuit. Et, plusieurs fois, Toa le Marchand a essayé d’abandonner le garçon. Il s’y prend toujours de la même façon. Certains matins, quand il est particulièrement en rogne (les affaires ont été mauvaises, le point d’eau est asséché, la nuit trop froide, il y a toujours une bonne raison…), il se lève en silence, roule sa tente de laine brune, et murmure à l’oreille du dromadaire qui somnole :

— Allez, le chameau, debout, on y va. Le garçon fait semblant de dormir. Il sait ce qui va suivre.

— Alors, tu viens, oui ?

Toa le Marchand s’arc-boute sur la bride du dromadaire qui le regarde en mastiquant un vieux chardon.

— Tu vas te lever, dis ?

Non. Le dromadaire reste couché sur ses genoux. C’est toujours à ce moment-là que Toa brandit un gros bâton noueux :

— C’est ça que tu cherches ?

Mais il suffit au dromadaire de retrousser ses babines et de lui montrer ses larges dents, plates et jaunes, pour que le bâton retombe.

— Je ne pars pas sans le garçon.

Voilà ce que dit le silence du dromadaire, et son immobilité, et son regard tranquille. Alors, Toa s’en va réveiller le garçon d’une tape sèche.

— Allez, debout, toi ! Tu m’as assez fait perdre de temps comme ça. Grimpe là-haut et ne bronche pas.

C’est que le dromadaire n’accepte personne d’autre sur sa bosse. Le garçon là-haut, et Toa le Marchand en bas, à pied dans le sable brûlant.

— Salut, puceron, bien dormi ?

— Comme l’Afrique ! Et toi, Casseroles, bonne nuit ? (« Casseroles », c’est le surnom affectueux que le garçon donne au dromadaire.)

— Oui, beau sommeil, j’ai fait un rêve intéressant.

— Bon, on y va ?

— Allons-y.

Casseroles déplie ses pattes et se dresse dans le ciel orange. Le soleil se lève. Toa le Marchand jure, crache et maudit l’Afrique. Le dromadaire et le garçon rigolent. Il y a longtemps qu’ils ont appris à rire en dedans. Vus de dehors, l’un et l’autre sont lisses et sérieux comme les dunes.

4

C’est ainsi qu’il a commencé sa vie. Dans toute l’Afrique, Toa le Marchand n’aurait pu trouver un garçon capable de charger et de décharger le dromadaire plus vite que lui. Ni de présenter plus joliment les marchandises devant les tentes des Bédouins, ni de mieux comprendre les chameaux, ni, surtout, de raconter de plus jolies histoires, le soir, autour des feux, quand le Sahara devient aussi froid qu’un désert de glace, et qu’on se sent encore plus seul.

— Il raconte bien, non ?

— N’est-ce pas qu’il raconte bien ?

— Oui, il raconte bien !

Cela attirait les clients, dans les campements de nomades. Toa était content.

— Eh ! Toa, comment l’appelles-tu, ce garçon ?

— Pas eu le temps de lui donner de nom ; je travaille, moi !

Les nomades n’aimaient pas Toa le Marchand.

— Toa, ce garçon, tu ne le mérites pas.

Ils installaient le garçon tout près du brasero, ils lui donnaient du thé brûlant, des dattes, du lait caillé (ils le trouvaient trop maigre) et ils disaient :

— Raconte.

Alors le garçon racontait pour eux les histoires qui naissaient dans sa tête, là-haut, sur la bosse de Casseroles. Ou bien il leur racontait les rêves du dromadaire, qui rêvait toutes les nuits, et même parfois en avançant sous le soleil. Toutes ces histoires parlaient de l’Afrique Jaune, le Sahara, l’Afrique du sable, du soleil, de la solitude, des scorpions, et du silence.