— Toutes seules, en arrière, tu es fou ? Et les hyènes !
— Voilà justement mon idée : je dépose les chevrettes dans les plus grands buissons d’épineux, et les hyènes ne peuvent pas les toucher.
Le Roi des Chèvres ferma les yeux et réfléchit très vite : « Voyons, toutes les chèvres broutent les épineux, elles ont des mâchoires à broyer des clous, les épines n’abîment pas leur fourrure, et s’il y a une chose que les hyènes ne supportent pas, c’est bien les épineux. Une bonne idée, pas de doute. »
Il regarda de nouveau Afrique en lissant sa barbe et demanda :
— Dis-moi, Afrique, pourquoi est-ce que je n’ai pas eu cette idée avant toi ?
Afrique contempla les yeux du vieillard, si usés, si pâles, et répondit doucement :
— C’est que le berger, maintenant, c’est moi. Toi, tu es le Roi.
La tête de l’Hyène regardant le buisson d’épineux valait la peine d’être vue.
— Alors là, non, Afrique, cette chevrette, sous mon nez, et une Colombe d’Abyssinie encore ! une pareille tentation, ce n’est vraiment pas gentil de ta part !
Elle salivait tellement que les fleurs auraient pu pousser entre ses pattes. Afrique lui tapota le front :
— À mon retour, je t’apporterai les restes du vieux lion. Les lions sont comme les riches, ils laissent toujours quelque chose.
Le Guépard, qui n’aimait pas l’odeur de l’Hyène, fronçait les sourcils.
— Berger, tu ne devrais pas parler avec « ça ».
— Je parle à tout le monde.
— Tu as tort. Moi je n’ai pas confiance en « ça ».
Le troupeau se remit en marche. Le Guépard jeta un dernier regard méprisant à l’Hyène et dit :
— De toute façon, aucune importance : moi vivant, personne ne mangera une de tes chèvres.
Voilà. Le temps passait. Le troupeau prospérait. Le Roi des Chèvres dormait paisiblement. Tout le monde était content, y compris l’Hyène qui se régalait avec les restes du lion. (Elle prétendait même qu’elle ne restait à côté des épineux que pour garder elle-même les Colombes d’Abyssinie. Le Guépard secouait la tête en levant les yeux au ciel. « Parfaitement ! protestait l’Hyène. Et, s’il arrivait quelque chose aux Colombes, je serais la première à te prévenir, Berger ! »)
Tout le monde, dans l’Afrique Grise, connaissait le petit berger. Une vraie popularité. Le soir, quand Afrique allumait ses feux, il ne fallait pas attendre longtemps pour que des ombres noires se glissent jusqu’à lui. Ce n’étaient pas des voleurs. Ce n’étaient pas des animaux affamés. C’était la foule de ceux — hommes et bêtes — qui venaient écouter les histoires d’Afrique, le petit berger du Roi des Chèvres. Il leur parlait d’une autre Afrique, l’Afrique Jaune. Il leur racontait les rêves du dromadaire Casseroles, mystérieusement disparu. Mais il leur racontait aussi des histoires de l’Afrique Grise, qu’il connaissait mieux qu’eux, bien qu’il n’y fût pas né.
— Il raconte bien, non ?
— N’est-ce pas qu’il raconte bien ?
— Pour ça oui, il raconte bien !
Et, l’aube venue, quand chacun repartait de son côté, c’était comme s’ils restaient ensemble.
Un jour, le Gorille Gris des Savanes interrompit une histoire :
— Dis donc, Berger, tu sais qu’il existe une autre Afrique, une Afrique Verte, des arbres partout, hauts et touffus comme des nuages ? J’ai un cousin, là-bas, un grand costaud au crâne pointu !
Une Afrique Verte ? On n’y croyait pas trop. Mais le Gorille Gris des Savanes, on le contredisait rarement…
Bizarre, la vie… On vous parle d’une chose que vous ignoriez complètement, une chose inimaginable, presque impossible à croire, et, à peine vous en a-t-on parlé, voilà que vous la découvrez à votre tour. L’Afrique Verte… Le garçon allait bientôt la connaître, l’Afrique Verte !
7
Cela se passa une nuit. Afrique racontait. Les animaux écoutaient, soudain le Guépard siffla :
— Chut !
Venu de très loin, on entendit le rire de l’Hyène. Mais un rire inhabituel. Un rire furieux…
— Il se passe quelque chose avec les Colombes d’Abyssinie !
Le Guépard sauta sur ses pattes.
— J’y vais ! Berger, rejoins-moi là-bas avec le troupeau.
Puis, juste avant de disparaître :
— Je t’avais bien dit de ne pas faire confiance à « ça » !
Au petit matin, lorsque Afrique atteignit le buisson d’épineux, son cœur cessa de battre. Le buisson était vide ! L’Hyène avait disparu. Le Guépard aussi. Tout autour, des traces de lutte… Et personne ne savait rien, évidemment. Le Roi des Chèvres faillit mourir.
— Ma Colombe d’Abyssinie ! la plus belle ! la plus gracieuse ! la perle de mes yeux ! la plus rare ! Voilà ce que c’est que de fréquenter les guépards ! Il me l’aura mangée ! Maudit berger, je te chasse, toi et tes idées de buissons épineux ! Va-t’en ! Disparais avant que je ne t’étrangle !
Rester en Afrique Grise ? Impossible. Trop triste. Retrouver l’Afrique Jaune ? Sans Casseroles ? Non. Le garçon repensa au Gorille Gris des Savanes. L’Afrique Verte : « J’ai un cousin là-bas… »
— Et comment paieras-tu ton voyage ? lui avait demandé le chauffeur.
— Je nettoierai ton camion, avait répondu Afrique.
— Pas besoin d’être nettoyé, c’est le moteur qui compte.
— Je préparerai tes repas.
— Il est tout prêt, mon repas. (Le chauffeur avait montré une provision de galettes noires et de fromage blanc.)
— Je te raconterai des histoires.
— Bon, j’aime les histoires. Et ça m’empêchera de dormir. Monte. Si tu m’ennuies, je te jette par la fenêtre.
Voilà. C’est ainsi qu’ils quittèrent l’Afrique Grise. Pendant que le chauffeur conduisait (trop vite), Afrique racontait. Mais, pendant qu’il racontait, il pensait à autre chose. Qu’était-il arrivé à la petite chèvre, au Guépard et à l’Hyène ? « Est-ce que je vais perdre tous mes amis les uns après les autres ? Est-ce que je porte malheur ? »
Le soleil se levait. Et se couchait. Triste voyage. Long voyage. Très long. Très chaud. Très plat.
Le camion était une espèce de petit autobus dont toutes les tôles brinquebalaient. Il y monta d’autres passagers. Le chauffeur les faisait payer. Cher. (« J’ai un garçon qui raconte ! ») Il en monta beaucoup. Beaucoup trop. Afrique le dit au chauffeur :
— Tu es trop chargé, chauffeur, et tu conduis trop vite…
— Tais-toi et raconte !
Afrique racontait. Nuit et jour. La nuit, il voyait les yeux qui l’écoutaient.
Et un matin, un cri immense sortit de toutes les poitrines. Là-bas, tout au bout d’une mer de terre sèche et craquelée, apparut le moutonnement vert de la Forêt Tropicale.
L’Afrique Verte ! Le Gorille Gris des Savanes n’avait pas menti.
Tout le monde se mit aux fenêtres en hurlant de joie. Le chauffeur accéléra encore. Ils pénétrèrent à toute allure dans la forêt. Et, bien sûr, dans un virage bordé d’immenses fougères, le petit autobus quitta la piste et se retourna. Grand vacarme de ferraille et de moteur fou.
La dernière chose que vit Afrique avant de s’évanouir, ce fut l’autobus, comme un vieux scarabée sur le dos, ses quatre roues tordues tournant dans le vide.
8
— M’ma Bia, M’ma Bia, il se réveille !
— Bien sûr qu’il se réveille, puisque c’est moi qui l’ai soigné.