Une fois étendu sur ma couchette, tout en haut de la tour, je m’imaginais encore entendre sa respiration laborieuse. Je me redressai plusieurs fois, prêtant l’oreille, mais le son diminuait aussitôt et disparaissait pour renaître peu après que je me fus de nouveau allongé. Peut-être n’était-ce que les battements de mon cœur. Si je l’avais trouvé un an ou deux auparavant, il serait devenu pour moi un objet d’adoration. J’en aurais parlé à Drotte et aux autres, et tous nous l’aurions adoré. Mais maintenant, je ne voyais en lui que le pauvre animal qu’il était, sans toutefois pouvoir le laisser mourir : j’aurais eu l’impression de rompre quelque foi jurée au fond de moi-même. Cela faisait bien peu de temps que j’étais un homme – dans la mesure où j’en étais véritablement un – et je ne pouvais supporter l’idée d’être en tant qu’homme quelqu’un de si différent de ce que j’étais comme jeune garçon. Je pouvais me souvenir du moindre instant de mon passé, de la chose la plus infime que j’avais vue ou pensée, du plus simple des rêves. Comment aurais-je pu détruire ce passé ? Je levai mes mains et essayai de les distinguer dans l’obscurité. Je savais que sur leur dos, les veines étaient saillantes, maintenant. Et que l’on est adulte lorsque ces veines saillent.
Je fis un rêve pendant lequel j’arpentais à nouveau le quatrième niveau ; je trouvai là un ami énorme dont les babines gouttaient. Il me parla.
Je servis à nouveau les clients le lendemain matin et volai de la nourriture pour l’apporter au chien – tout en espérant qu’il serait mort. Mais non. Il leva son museau dans ma direction et parut me sourire, sa gueule était tellement grande que l’on aurait dit qu’elle allait se séparer en deux moitiés ; mais il ne tenta pas de se lever. Je le nourris donc. J’étais sur le point de le quitter, lorsque je fus frappé par la misère dans laquelle il se trouvait. Voici qu’il dépendait entièrement de moi. De moi ! À un certain moment, il avait été prisé ; on l’avait entraîné comme on entraîne des coureurs avant une course ; il avait marché fièrement, son énorme poitrail, aussi large que celui d’un homme, solidement planté sur les deux piliers de ses pattes. Et maintenant, il était réduit à l’état de fantôme. Même son nom avait disparu, emporté par le sang qu’il avait perdu.
Quand j’en avais le temps, je me rendais à la tour de l’Ours et j’essayais de nouer des liens d’amitié avec les dresseurs d’animaux que je rencontrais. Ils avaient leur propre guilde, et bien qu’elle fût moins importante que la nôtre, elle n’en possédait pas moins des traditions propres, d’ailleurs fort étranges. Dans une certaine mesure, ces traditions étaient les mêmes que celles des bourreaux, ce qui m’étonna beaucoup ; mais je ne pouvais toutefois en pénétrer les arcanes. Lorsqu’un compagnon y était élevé à la dignité de Maître, il devait se placer sous une grille sur laquelle se tenait un taureau saignant à mort ; à un moment donné dans leur vie, tous les frères devaient prendre en mariage une lionne ou une ourse, après quoi ils fuyaient systématiquement les femmes humaines.
Tout cela pour dire qu’il existe entre eux et les animaux qu’ils conduisent dans les fosses un lien assez semblable à celui qui existe entre nous-mêmes et nos clients. Maintenant que j’ai voyagé bien loin de notre tour, je peux dire que j’ai toujours retrouvé, répété sans qu’il en soit pris conscience, le type de relations en vigueur dans notre guilde – à la manière dont les miroirs du père Inire renvoient les images à l’infini dans le Manoir Absolu –, quelle que soit l’activité à laquelle se livrent les sociétés et les groupes : si bien que, tout comme nous, ils sont aussi composés de bourreaux. Le chasseur entretient avec le gibier qu’il chasse le même rapport que nous entretenons avec nos clients ; il en va de même pour le négociant par rapport à son client ; pour le soldat par rapport aux ennemis de la Communauté ; pour le gouverneur par rapport à ceux qu’il gouverne ; pour les hommes par rapport aux femmes. Tous, nous aimons ce que nous détruisons.
Une semaine plus tard, je ne trouvai que les empreintes boitillantes de Triskèle lorsque je descendis au quatrième sous-sol. Il était parti, mais bien certain que le compagnon de service au troisième niveau m’en aurait parlé s’il l’avait vu monter, je me mis à sa recherche. Les empreintes me conduisirent rapidement jusqu’à une porte étroite qui donnait sur un labyrinthe confus de corridors sans lumière, un endroit dont je ne soupçonnais même pas l’existence à ce moment-là. Il m’était impossible de suivre sa trace dans l’obscurité, mais je m’avançai quand même, dans l’espoir qu’il perçoive mon odeur dans l’air immobile et vienne à moi. Je ne tardai évidemment pas à me perdre et je ne continuai à progresser que parce que j’étais incapable de revenir en arrière.
Je n’ai aucun moyen de savoir quelle est exactement l’ancienneté de ces tunnels. Quelque chose me dit, cependant, et sans que je puisse justifier pourquoi, qu’ils sont beaucoup plus vieux que la Citadelle sous laquelle ils se trouvent, si antique qu’elle soit. Elle-même date de la fin de cette période au cours de laquelle s’est fait sentir le besoin de voler, de conquérir d’autres soleils que le nôtre, et plus exactement de l’époque où les moyens de réussir de telles entreprises se raréfiaient et se mouraient, comme un feu sans aliments. Si lointains que soient ces temps dont nous ne savons même pas un seul nom, nous nous en souvenons encore. Mais ils furent précédés d’une autre période, une période où l’on s’enterrait et où l’on creusait, celle qui a percé ces galeries sombres et qui est maintenant totalement oubliée.
Quoi qu’il en fût, j’étais effrayé de me trouver là-dedans. Je courus – me jetant parfois sur un mur – jusqu’à ce que je finisse par apercevoir un faible point de lumière et puisse émerger, laborieusement, d’un trou à peine assez large pour me permettre de passer la tête et les épaules.
Je me retrouvai en train de ramper sur le piédestal recouvert de glace de l’un de ces anciens cadrans dont les multiples facettes donnent chacune une heure différente. C’est sans aucun doute les longues périodes de gel de ces derniers siècles, qui, en pénétrant dans les tunnels sous-jacents, avaient fini par en soulever les fondations ; tout le cadran avait basculé de telle manière qu’il en arrivait à faire un angle comparable à celui de l’un de ses propres gnomons et que son ombre, parcourant l’étendue de neige immaculée, indiquait le passage silencieux des courtes journées d’hiver.
L’endroit était un jardin d’été, mais fort différent de celui de notre nécropole. Ici, pas d’arbres jamais taillés ou de gazon devenu prairie ; c’est dans des jardinières que des rosiers avaient fleuri, et le sol était fait de mosaïques. Des statues d’animaux, tournant le dos aux quatre murs de la cour, regardaient toutes en direction du cadran incliné. Il y avait des énormes barylambdas, des arctotheriums qui sont les rois des ours, des glyptodons et des smilodons aux défenses comme des glaives. Tous étaient maintenant recouverts de neige. Je cherchai des yeux les empreintes de Triskèle, mais il n’était pas venu ici.
Les murs de la cour étaient percés de fenêtres hautes et étroites au travers desquelles je ne distinguais ni lumière ni mouvement. Les flèches des tours de la Citadelle s’élevaient de chaque côté, ce qui me permit de savoir que je ne l’avais pas quittée – bien au contraire, on aurait dit que je m’étais rapproché de son centre même, en un endroit où je ne m’étais jamais rendu auparavant. Tremblant de froid, je gagnai la porte la plus proche et frappai sur le battant. Dominé par l’impression que j’aurais pu parcourir éternellement le labyrinthe de tunnels sans jamais en trouver la sortie, j’étais bien résolu à briser l’une des fenêtres, au besoin, plutôt que de prendre à nouveau ce chemin. Aucun son ne provenait de l’intérieur, et je battis longtemps de mes poings le panneau de bois.