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Il n’y a en vérité aucun moyen de décrire la sensation particulière d’être regardé dans le dos. J’en ai entendu parler comme d’un chatouillis dans la région de la nuque, et même comme le sentiment que deux yeux flottent dans les ténèbres et vous observent, mais, du moins pour moi, il ne s’agit pas de cela. Je me sens gagné par une sorte de gêne sans cause apparente, à quoi s’ajoute l’impression que je ne dois pas me retourner, car cela me donnerait l’air idiot de quelqu’un qui se soumet à une intuition sans fondements. Pourtant, en fin de compte, c’est ce que l’on finit par faire. Je me retournai donc, imaginant vaguement que quelqu’un m’avait suivi par le trou qui se trouvait à la base du cadran.

Au lieu de cela, je vis une jeune femme emmitouflée dans ses fourrures, qui se tenait devant l’une des portes située de l’autre côté de la cour. Je lui fis signe de la main et m’élançai précipitamment dans sa direction, à cause du froid. Elle s’avança également vers moi, et nous nous rencontrâmes vers la partie la plus éloignée du cadran. Elle me demanda qui j’étais et ce que je faisais ici, et je lui répondis du mieux que je pus. Son visage, sous son capuchon de fourrure, était délicieusement modelé ; son manteau, ses bottes fourrées, tout ce qu’elle portait évoquait douceur et richesse, et j’avais d’autant plus conscience, tandis que je lui parlais, de mon aspect minable, avec ma chemise et mon pantalon rapiécés, et mes chaussures couvertes de boue.

Elle s’appelait Valéria. « Votre chien n’est pas ici, dit-elle. Vous pouvez vérifier vous-même, si vous ne me croyez pas.

— Je vous crois bien volontiers ; je voudrais seulement pouvoir retourner à l’endroit d’où je viens, à la tour Matachine, sans avoir à passer de nouveau par les tunnels.

— Vous êtes très courageux. Je connais ce trou depuis que je suis toute petite, mais je n’ai jamais osé y pénétrer.

— Je voudrais bien entrer, c’est-à-dire entrer ici », dis-je.

Elle ouvrit la porte par laquelle elle était venue, et me conduisit dans une pièce tendue de tapisseries où se trouvaient d’antiques chaises au dossier raide qui semblaient aussi inamovibles que les statues de la cour envahie par le gel. Un feu chétif se mourait dans un brasero placé près de l’un des murs. Nous nous en rapprochâmes, et elle ôta son manteau tandis que je tendais mes mains pour les réchauffer.

« Ne faisait-il pas très froid, dans ces tunnels ?

— Pas autant qu’à l’extérieur. Qui plus est, je courais et il n’y avait pas de vent.

— Je vois. C’est tout de même bizarre qu’ils débouchent dans l’Atrium du Temps. » Elle me semblait plus jeune que moi, mais quelque chose, dans sa robe métallisée et dans les replis d’ombre de ses cheveux sombres, donnait une impression d’antiquité et la faisait paraître plus âgée que maître Palémon : comme la rescapée de jours depuis longtemps révolus.

« Est-ce ainsi que vous l’appelez, l’Atrium du Temps ? C’est à cause du cadran, je suppose.

— Non ; on a mis le cadran ici à cause de ce nom. Aimez-vous les langues mortes ? Elles comportent des devises. Lux dei vitae viam monstrat, c’est-à-dire : « Les rayons du Nouveau Soleil éclairent le chemin de la vie. » Felicibus brevis, miseris hora longa. « L’homme attend longtemps le bonheur. » Aspice ut aspiciar. »

Avec quelque honte, je dus lui avouer que je ne connaissais pas d’autre langue que celle que nous parlions, et encore assez mal.

Avant que je ne la quitte, nous bavardâmes pendant plus d’une veille de sentinelle. Sa famille et elle occupaient les lieux depuis toujours. Ils avaient au début attendu de pouvoir quitter Teur avec l’Autarque qui régnait alors, puis avaient fini par simplement attendre, car il n’y avait d’autre issue pour eux que d’attendre. Ils avaient donné un grand nombre de gouverneurs à la Citadelle, mais le dernier était mort il y a plusieurs générations de cela ; ils étaient peu à peu devenus pauvres, et les tours qui leur appartenaient tombaient en ruine. Valéria n’avait jamais dépassé les étages inférieurs.

« Certaines des tours sont d’une construction plus solide que les autres, dis-je. La tour des Sorcières, à l’intérieur, est également abîmée.

— Cet endroit existe-t-il vraiment ? Ma nourrice m’en a parlé quand j’étais enfant – pour me faire peur –, mais je croyais qu’il ne s’agissait que d’un conte. Elle racontait aussi qu’il y avait une tour des Tortures, où tous ceux qui entraient mouraient dans les affres de l’angoisse. »

Je lui répondis que dans ce dernier cas, ce n’était en effet qu’une fable.

« La grande époque de ces tours a d’ailleurs quelque chose de fabuleux pour moi, dit-elle. À l’heure actuelle, plus personne de mon sang ne va porter la guerre chez les ennemis de la Communauté, ou ne nous sert d’otage au Puits des Orchidées.

— Peut-être que l’une de vos sœurs sera bientôt requise », répliquai-je, car, pour quelque obscure raison, je me refusais d’imaginer qu’elle-même serait prise.

« Je suis la seule fille de toute la famille… et même le seul enfant ! »

Une servante âgée nous apporta du thé et des gâteaux, petits et durs. Ce n’était pas du thé véritable, mais ce maté venu du nord, que nous donnons parfois à nos détenus parce qu’il est très bon marché.

Valéria sourit. « Vous avez retrouvé quelque réconfort ici, voyez-vous. Vous êtes inquiet pour votre pauvre chien, à cause de son infirmité. Mais lui aussi, peut-être, a trouvé l’hospitalité. Vous l’aimez ; quelqu’un d’autre peut donc l’aimer. Vous l’aimez ; vous pouvez donc en aimer un autre. »

J’acquiesçai, tout en pensant au fond de moi-même que je n’aurais jamais d’autre chien, ce qui se révéla exact.

Une autre semaine s’écoula encore avant que je ne visse à nouveau Triskèle. Je portais ce jour-là le courrier à la barbacane, et soudain il fut là, sautant autour de moi. Il avait appris à courir avec une patte en moins, un peu comme un acrobate qui se tient en équilibre sur une boule dorée.

Après cela, je le vis environ une ou deux fois par mois tant qu’il y eut de la neige. Je n’appris jamais qui l’avait trouvé, qui le nourrissait et prenait soin de lui ; mais j’aime à penser qu’il s’agit de quelqu’un qui, à l’arrivée du printemps, l’a emmené avec lui, peut-être vers le nord, où se trouvent les villages de toile dans les vallées campagnardes qui séparent les montagnes.

5. Le restaurateur de tableaux et autres personnages

De tous les jours de fête de notre guilde, celui de Katharine la Bienheureuse est le plus faste ; il fait en effet revivre tout ce qui est notre héritage, et c’est à cette occasion que les compagnons deviennent maîtres – si jamais ils accèdent à cet honneur – et les apprentis, compagnons. Je ne décrirai pas ici les cérémonies qui ont lieu au cours de cette journée, me réservant de le faire pour la fois où j’ai été moi-même élevé au compagnonnage ; mais c’est pendant cette année où se situe le début de mon récit, l’année du combat au bord de la tombe, que Drotte et Roche devinrent compagnons, et que je me retrouvai capitaine des apprentis.

Je ne sentis peser sur moi toute la force qui émanait de ce rituel qu’au moment où il était sur le point de s’achever. Je m’étais installé dans la chapelle en ruine, prenant plaisir à admirer le faste de la cérémonie, et je n’avais présent à l’esprit – encore dominé par l’humeur agréable avec laquelle j’avais suivi les préparatifs de la fête – que le fait que j’allais être vétéran de tous les apprentis quand elle serait terminée.