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Peu à peu, cependant, un certain sentiment d’inquiétude s’infiltra lentement en moi. Je me sentis malheureux avant même de savoir que je n’étais plus heureux et me courbais déjà sous le poids de responsabilités dont je n’avais pas encore mesuré pleinement l’étendue. Je me souvins des difficultés que Drotte eut à affronter pour maintenir l’ordre dans nos rangs ; c’est ce que j’allais avoir à faire sans disposer de la même force que lui, ni d’un camarade comme celui qu’il avait eu, son fidèle lieutenant Roche, un garçon de son âge. L’ultime antienne toucha à sa fin, maître Gurloes et maître Palémon, leurs masques rehaussés d’or sur le visage, franchirent lentement le portail, les anciens compagnons soulevèrent Drotte et Roche sur leurs épaules – alors que ces derniers fouillaient déjà dans la sabretache attachée à leur ceinture pour en sortir les pétards du feu d’artifice qui allait être tiré à l’extérieur – et pendant ce temps je m’étais armé de courage et avais même eu le temps de concevoir un plan d’action rudimentaire.

C’était nous, les apprentis, qui devions assurer le service de la fête après avoir ôté les vêtements relativement propres et en bon état qui nous avaient été remis pour la cérémonie. Après que le dernier feu de Bengale se fut éteint et que les servants, dans leur geste annuel d’amitié, eurent déchiré le ciel d’une salve de leur plus grosse pièce d’artillerie, du haut du Grand Donjon, je bousculai les apprentis chargés des différentes corvées ; déjà, ils me jetaient des regards pleins de rancune, ou du moins, je me l’imaginai. De retour au dortoir, je verrouillai la porte et installai une couchette devant.

Après moi, Eata était le plus âgé de tous, et la chance avait voulu que je me sois montré suffisamment amical envers lui par le passé, pour qu’il ne se doute de rien jusqu’au dernier moment, ni puisse m’opposer une résistance véritable. Je le saisis à la gorge et lui cognai la tête une bonne demi-douzaine de fois contre la cloison ; puis je lui donnai quelques coups de pied qui l’obligèrent à se recroqueviller. « Bon, maintenant, lui demandai-je, veux-tu devenir mon second ? Réponds ! »

Il ne pouvait pas parler, mais il approuva de la tête.

« Parfait. Je m’occupe de Timon, et toi du plus fort après lui. »

Le temps de cent respirations – et elles étaient rapides ! –, tous les garçons avaient été obligés de faire leur soumission après avoir reçu quelques coups. Il se passa trois semaines avant qu’il y en ait un seul qui ose me désobéir, mais ce ne fut qu’un cas isolé et non une rébellion de masse.

J’avais de nouvelles fonctions à remplir en tant que capitaine des apprentis, mais je jouissais également de plus de liberté qu’auparavant. J’étais chargé de vérifier que les repas des compagnons, quand ils étaient de service, étaient servis bien chauds, et de superviser la corvée des plateaux à l’intention de nos clients. Je distribuais les tâches dans les travaux de cuisine et, en classe, je surveillais les devoirs et les exercices. Il m’arrivait beaucoup plus fréquemment qu’autrefois d’avoir à porter des messages jusqu’aux endroits les plus reculés de la Citadelle, et, dans une faible mesure, je participais déjà aux décisions concernant les affaires de la guilde. C’est ainsi que j’acquis une grande familiarité de tous les coins et recoins de la Citadelle, même des moins fréquentés : des greniers où s’entassaient les huches géantes et où rôdaient des chats maléfiques, des remparts balayés par le vent, qui dominaient des bidonvilles à demi décomposés, ainsi que de la pinacothèque, avec sa grande galerie surmontée d’un plafond voûté en brique et percé de fenêtres, au sol dallé de pierres recouvert de tapis ici et là, et encadrée de murs dont les arches puissantes et sombres débouchaient sur des rangées de pièces encombrées – comme la galerie elle-même – de peintures innombrables.

Beaucoup d’entre elles étaient si anciennes et noires de fumée que je n’arrivais pas à en discerner le sujet ; dans d’autres cas, je n’étais pas capable d’en deviner la signification – un danseur dont les ailes ressemblaient à des sangsues, une femme apparemment silencieuse qui se tenait au-dessous d’un masque mortuaire, une dague à lame double à la main. Un jour, alors que j’avais bien parcouru une lieue parmi ces peintures énigmatiques, je tombai sur un vieil homme, perché tout en haut d’une échelle. J’hésitai à lui demander mon chemin, car il avait l’air très absorbé par sa tâche, et je craignais de le déranger.

L’œuvre qu’il était en train de nettoyer représentait un personnage en armure campé devant un paysage de désolation. Il n’avait pas d’arme, mais tenait une hampe portant un bizarre drapeau tout raide. La visière de son casque était entièrement recouverte d’or, sans fentes pour les yeux ni système de ventilation, et on ne voyait rien d’autre sur sa surface impeccablement polie que le reflet parfait du paysage désertique.

Je fus profondément affecté par ce guerrier venu d’un monde mort, sans que je puisse dire pourquoi, ni même quel type d’émotion il soulevait en moi. Pour quelque raison obscure, j’aurais aimé décrocher le tableau et l’emporter, non pas dans notre nécropole, mais dans l’une de ces forêts d’altitude dont notre nécropole – chose que je comprenais déjà – n’était qu’une image idéalisée mais faussée. Sa place me paraissait être parmi les arbres, et le bas de son cadre aurait dû s’enfoncer dans l’herbe nouvelle.

« Et c’est comme ça, dit une voix derrière moi, qu’ils se sont tous échappés. Vodalus a obtenu ce qu’il était venu chercher, tu vois.

— Dis donc », dit une deuxième voix, d’un ton cassant, « qu’est-ce que tu fabriques ici ? »

Je me retournai et vis deux écuyers dont les vêtements brillants se rapprochaient, aussi près qu’il était possible de l’oser, de ceux d’exultants. Je répondis que j’avais une communication à porter à l’archiviste et montrai mon enveloppe.

« Parfait, dit l’écuyer qui s’était adressé à moi. Sais-tu au moins où se trouvent les archives ?

— J’étais sur le point de poser la question, Sieur.

— Alors c’est que tu n’es pas le bon messager pour porter ce pli, n’est-ce pas ? Donne-le-moi, je le confierai à un de mes pages.

— Cela m’est impossible, Sieur. Je dois moi-même le remettre à son destinataire. »

L’autre écuyer intervint : « Il est inutile d’être aussi rude avec ce jeune homme, Racheau.

— Bien entendu, tu ne sais pas ce qu’il est.

— Mais toi tu le sais. »

Celui qui s’appelait Racheau acquiesça. « De quelle partie de la Citadelle viens-tu, messager ?

— De la tour Matachine. C’est maître Gurloes qui m’envoie chez l’archiviste. »

Le visage du second écuyer se rembrunit. « Tu es donc un bourreau.

— Simplement un apprenti, Sieur.

— Dans ce cas, je ne m’étonne plus que mon ami préfère te voir disparaître. Suis la galerie jusqu’à la troisième porte, franchis le coude et continue sur une centaine de pas environ. Là, grimpe l’escalier qui mène au second niveau et prends le corridor sud, celui qui se termine par une double porte au fond.

— Merci », répondis-je, m’apprêtant à partir dans la direction qu’il m’avait indiquée.

« Attends un peu. Si tu vas par là maintenant, il nous faudra te suivre. »