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Racheau prit la parole : « J’aime autant l’avoir devant moi que derrière. »

J’attendis malgré tout, une main encore posée sur l’un des barreaux de l’échelle, qu’ils aient disparu au premier coude de la galerie.

À la manière de ces amis idéalisés qui, en rêve, s’adressent à nous du haut de leur nuage, le vieil homme me dit : « Ainsi tu es un bourreau, n’est-ce pas ? Sais-tu que je n’ai jamais été à la tour Matachine ! »

Son regard éteint me rappelait un peu celui des tortues que nous nous amusions parfois à effrayer sur les rives du Gyoll, son nez et son menton se rejoignaient presque.

« Puissé-je ne jamais vous y voir non plus, répondis-je poliment.

— Je n’ai plus rien à craindre maintenant. Que pourriez-vous faire d’une carcasse comme la mienne ? Mon cœur s’arrêterait comme ça ! » Il laissa tomber l’éponge qu’il tenait dans son seau et essaya de faire claquer ses doigts humides, sans y parvenir. « Mais je sais où elle se situe ; c’est juste derrière le donjon des Sorcières. Exact, non ?

— En effet », dis-je, un peu surpris que les sorcières soient mieux connues que nous.

« C’est bien ce que je pensais. Pourtant personne n’en parle jamais. Tu es en colère contre ces écuyers, et je ne t’en blâme pas. Mais il faudrait que tu comprennes leur cas. Tout se passe comme s’ils étaient des exultants, mais en réalité ils n’en sont pas. Ils ont peur de mourir, de souffrir et d’agir comme des exultants. C’est dur pour eux.

— Leur caste devrait être abolie. Si Vodalus était là, il les enverrait casser des cailloux. Ce ne sont que des fossiles venus d’un autre âge ; de quelle utilité peuvent-ils encore être ? »

Le vieil homme redressa la tête. « Bah ! De quelle utilité ont-ils jamais été, le sais-tu ? »

Je dus admettre que je l’ignorais, et, tel un vieux singe, il dégringola de son échelle ; il était tout en bras et en jambes, l’ensemble étant surmonté d’un cou fripé. Il avait les mains aussi longues que mes pieds, et ses doigts crochus étaient parcourus de veines bleues. « Mon nom est Roudessind ; je suis le conservateur. Tu connais le vieil Oultan, je parie ? Non, bien sûr que non. Si c’était le cas, tu connaîtrais le chemin de la bibliothèque.

— Je n’ai jamais eu l’occasion de venir dans cette partie de la Citadelle auparavant.

— Jamais ? Mais c’est la plus belle. Les arts, la musique, les livres. Nous avons ici un Féchine qui représente trois jeunes filles en train de se mettre des guirlandes de fleurs dans les cheveux ; il est tellement réaliste qu’on s’attend à voir les abeilles venir butiner. Un Quartillosa également. Il n’est plus guère connu, Quartillosa ; d’ailleurs s’il l’était, son tableau ne serait pas ici. Mais le jour même de sa naissance, il dessinait déjà mieux que les cracheurs de couleurs dont on s’entiche de nos jours. Nous récupérons ce dont on ne veut pas au Manoir Absolu, vois-tu. Autrement dit, les œuvres les plus anciennes qui sont les meilleures la plupart du temps. D’être restées accrochées si longtemps, elles nous arrivent noires de crasse et je les remets en état. Dans certains cas, je suis même obligé de les nettoyer une deuxième fois, si elles sont restées trop longuement exposées ici. Regarde donc aussi celui-ci, ce tableau, il te plaît ? »

Il ne me parut pas dangereux de l’admettre.

« Pour ce dernier, c’est la troisième fois ! Quand je suis entré ici, c’était comme apprenti du vieux Branwallader, et c’est lui qui m’a enseigné la technique de la restauration. Il s’est servi de ce tableau pour ses leçons, disant que de toute façon il ne valait rien. C’est par ce coin, là en bas, qu’il a commencé ; quand il eut terminé la remise à neuf d’une surface grande comme la main, il m’abandonna la toile, et c’est moi qui ai fini le travail. Ma femme vivait encore quand je l’ai nettoyé pour la deuxième fois, peu de temps après la naissance de notre seconde fille je crois. Il n’était pas tout à fait aussi sombre, mais j’étais préoccupé par différentes affaires, et j’avais besoin de faire quelque chose de mes mains. Et voici qu’aujourd’hui, je me suis mis dans la tête de lui rendre son éclat. Car il en a besoin ! Regarde comme il se nettoie bien… Tu peux voir ici Teur la bleue qui passe à nouveau par-dessus son épaule, fraîche comme l’œil de l’Autarque. »

Pendant tout ce bavardage, le nom de Vodalus me trottait dans la tête. J’avais la certitude que le vieil homme n’était descendu de son échelle que parce que je l’avais mentionné et je voulais le questionner à ce sujet. Mais, en dépit de mes efforts, je fus incapable d’amener la conversation sur lui. Après être resté un moment silencieux, je me mis à craindre qu’il ne remonte sur son échelle pour se mettre à nouveau à nettoyer le tableau ; à court d’idées, je lui demandai : « Est-ce que c’est la Lune ? Je croyais qu’elle était plus fertile d’après ce qu’on m’en avait dit.

— C’est bien le cas maintenant, en effet. Cette représentation date d’avant l’irrigation. Tu vois ces tons de brun-gris ? C’est ce que tu aurais vu à cette époque, si tu avais levé le nez, au lieu de la couleur verte actuelle. Elle ne paraissait d’ailleurs pas aussi grosse non plus parce qu’elle n’était pas aussi proche de Teur – du moins d’après ce que prétendait maître Branwallader. Tandis que maintenant, il y a suffisamment d’arbres pour cacher Nilammon lui-même, comme dit le vieux proverbe. »

Je saisis la balle au bond. « Ou Vodalus. »

Roudessind se mit à caqueter. « Ou lui, c’est bien vrai. Toute votre bande doit se frotter les mains en attendant de l’avoir. Avez-vous quelques projets particuliers ? »

Je n’avais pas la moindre connaissance que la guilde eût quelques tortures spéciales réservées à des individus précis ; mais je voulus avoir l’air au courant et répondis : « Nous trouverons bien une idée.

— J’imagine que vous le ferez. Il y a peu de temps, cependant, j’aurais cru que vous étiez plutôt pour lui. Toujours est-il que vous allez devoir être patients s’il se cache dans les forêts de la Lune. »

Roudessind contempla le tableau avec l’air de l’apprécier pleinement avant de me tourner le dos. « J’oubliais. Il te faut aller voir notre vieux maître Oultan. Retourne sur tes pas jusqu’à cet endroit par lequel tu es arrivé.

— Je connais le chemin, l’interrompis-je. Les écuyers me l’ont expliqué. »

Le vieux conservateur, d’une bouffée de son haleine rance, souffla aux quatre vents mes informations. « Ce qu’ils t’ont dit te permettrait tout juste d’atteindre la salle de lecture. En partant d’ici, il te faudrait une bonne veille pour rencontrer maître Oultan, si jamais tu y arrivais. Non, retourne plutôt par cette voûte, traverse dans toute sa longueur la pièce immense qui donne là et descends l’escalier qui se trouve au fond. Tu finiras par trouver une porte verrouillée. Cogne dessus jusqu’à ce que quelqu’un vienne t’ouvrir. C’est tout en bas des rayonnages, et c’est là où se trouve le bureau d’Oultan. »

Comme Roudessind me suivait des yeux, je m’en tins à ses indications ; mais je n’aimais pas beaucoup ce qui concernait la porte fermée à clef, ni le fait de descendre des escaliers qui évoquaient pour moi les anciens tunnels que j’avais parcourus à la recherche de Triskèle.

Je dois avouer que je me sentais beaucoup moins sûr de moi que lorsque je me trouvais dans des ailes de la Citadelle que je connaissais déjà. J’ai appris depuis que les étrangers qui ont l’occasion de la visiter sont frappés d’effroi par ses dimensions, alors qu’elle n’est pourtant qu’un grain de sable perdu au milieu de la ville qui l’entoure. Quant à nous, qui avons grandi en deçà du grand mur d’enceinte gris et avons appris les noms de la centaine de repères nécessaires pour pouvoir s’y retrouver, ainsi que les relations qu’ils entretiennent, nous nous trouvons tout désemparés, précisément du fait de ce savoir, quand nous sommes éloignés de ces lieux qui nous sont familiers.