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C’est ainsi que je me sentais en franchissant l’arche que m’avait indiquée le vieil homme ; tout comme le reste de la galerie voûtée, elle était bâtie en briques rougeâtres et tristes ; mais elle était soutenue par deux piliers aux chapiteaux ornés de visages de dormeurs, dont les lèvres fermées et pâles et les yeux clos me parurent plus terribles que les masques d’angoisse peints à même le métal de notre propre tour.

Un livre était figuré dans chacun des tableaux de la salle où je m’avançai. Il y en avait même parfois plusieurs, ou alors il était mis en valeur. Il me fallait examiner une toile assez longtemps, dans certains cas, avant de pouvoir découvrir le coin d’une reliure dépassant de la poche d’une robe de femme, ou d’arriver à comprendre que l’espèce de tortillon étrange que je voyais était en réalité couvert de mots cousus à la manière de fils.

L’escalier, aux marches hautes et étroites, n’avait pas de rampe. Comme il tournait en s’enfonçant, il ne me fallut pas descendre plus de trente marches pour que disparaisse la lumière en provenance de la salle que je venais de quitter. L’obscurité fut bientôt telle que je dus continuer mon chemin en étendant les mains devant moi par crainte de me rompre la tête sur la porte.

Cependant, mes mains tâtonnantes ne rencontrèrent que le vide. L’escalier prit fin, et je faillis trébucher en voulant descendre une marche inexistante. Je me retrouvai finalement en train d’avancer au hasard, sur un sol inégal, et dans l’obscurité la plus totale.

« Qui va là ? » demanda soudain une voix. Elle résonnait étrangement, comme une cloche frappée dans une cave.

6. Le maître conservateur

Dans le noir, l’écho renvoya le « qui va là ? » sonore. D’un ton aussi assuré que possible, je répondis : « Quelqu’un qui porte un message.

— Eh bien, dites-le-moi. »

Mes yeux avaient fini par s’habituer à l’obscurité, et je parvins à distinguer très vaguement une silhouette de haute taille qui avançait dans la pénombre, au milieu de formes dépenaillées et indistinctes encore plus grandes. « Il s’agit d’une lettre, Sieur. Êtes-vous bien maître Oultan, le conservateur ?

— Précisément lui. » Il s’était immobilisé devant moi. Ce que j’avais tout d’abord pris pour un empiècement de couleur blanchâtre de son habit, se révéla alors n’être en réalité qu’une barbe immense qui descendait presque jusqu’à sa taille. Déjà, à cette époque, je faisais partie de ces gens dont on dit qu’ils ont une stature élevée : mais cet homme faisait une bonne tête et demie de plus que moi – un véritable exultant.

« Voici le pli, Sieur », dis-je en tendant la lettre.

Il ne la prit pas. « De qui es-tu l’apprenti ? » J’eus l’impression d’entendre de nouveau résonner du bronze et j’éprouvai brusquement le sentiment que nous étions morts tous les deux ; l’obscurité qui nous entourait n’était que la terre de la tombe qui écrasait nos yeux, terre à travers laquelle nous appelait une cloche, afin que nous allions nous recueillir auprès de l’autel de quelque hypogée secret. La silhouette féminine que j’avais vue arrachée à sa tombe se dressa devant moi de manière si réaliste que je pouvais presque en discerner les traits dans l’auréole de blancheur du personnage qui me parlait. « L’apprenti de qui ? demanda-t-il de nouveau.

— De personne en particulier. C’est-à-dire, je suis apprenti de notre guilde. C’est maître Gurloes qui m’envoie, Sieur. Mais c’est surtout maître Palémon qui enseigne à nous, les apprentis.

— Pas la grammaire, en tout cas. » Très lentement, la main de l’homme de haute taille tâtonna dans la direction de la lettre.

« Oh si, la grammaire aussi. » En parlant à ce personnage qui devait déjà être un vieillard le jour de ma naissance, j’avais l’impression d’être encore un enfant. « Maître Palémon dit que nous devons savoir lire, calculer et écrire, car lorsque nous serons maîtres à notre tour, il nous faudra recevoir les instructions de la cour et envoyer des lettres, ainsi que tenir les registres et faire les comptes.

— Des lettres comme celle-ci, répliqua la silhouette indistincte qui se tenait devant moi. Des lettres comme celle-ci.

— Oui, Sieur. Exactement.

— Et que dit-elle ?

— Je l’ignore, Sieur. Elle est cachetée.

— Si je l’ouvre », j’entendis se rompre le fragile cachet de cire sous la pression de ses doigts, « me la liras-tu ?

— Il fait bien sombre ici, dis-je d’un ton dubitatif.

— Il nous faut donc faire appel à Cyby. Excuse-moi. » Je crus le voir, dans l’obscurité, se tourner et mettre les mains en trompette devant sa bouche : « Cy-by, Cy-by ! » Ce nom résonna dans les couloirs sans lumière, dont je devinais la présence tout autour de moi, comme si le battant de fer venait de frapper les parois de bronze d’un bord l’autre.

Une réponse lointaine nous parvint, et nous attendîmes quelque temps en silence.

J’aperçus finalement une lueur qui s’avançait le long d’une allée étroite, prise, me sembla-t-il, entre les parois abruptes de deux murs de pierre grossièrement taillée. Une fois proche, je vis qu’il s’agissait d’un chandelier à cinq branches, porté par un homme trapu, se tenant très droit. L’homme avait une quarantaine d’années et son visage plat était très pâle. À côté de moi, Oultan dit : « Te voilà enfin, Cyby. As-tu apporté de la lumière avec toi ?

— Oui, Maître. Qui est-ce ?

— Un messager avec une lettre. » Puis sur un mode moins familier, maître Oultan s’adressa à moi : « Cyby que voici est mon propre apprenti. Nous aussi, les conservateurs, nous avons une guilde, et les bibliothécaires en sont une partie. Je suis actuellement le seul maître bibliothécaire ici, et notre coutume veut que les apprentis soient confiés aux vétérans de la guilde. Cela fait plusieurs années que Cyby est avec moi maintenant. »

Je dis à Cyby que j’étais honoré de faire sa connaissance et demandai, avec une certaine timidité, quel était le jour de fête des conservateurs – question qui m’était sans doute venue à l’esprit pour avoir pensé que beaucoup avaient dû mourir sans que Cyby accède au grade de compagnon.

« Il est déjà passé », répondit maître Oultan. Il regardait dans ma direction tout en parlant, et à la lumière des bougies, je pus constater que ses yeux étaient de la couleur du lait coupé d’eau. « C’est au tout début du printemps. Une bien belle journée, en vérité. La plupart du temps, c’est au moment où les arbres font pointer leurs nouvelles feuilles. »

Il n’y avait pas d’arbres dans la Grande Cour, mais néanmoins, j’approuvai. Puis, prenant soudain conscience qu’il ne me voyait pas, j’ajoutai : « Oui, une belle journée, avec une douce brise.

— C’est tout à fait cela. Tu es un jeune homme comme je les aime. » Il posa sa main sur mon épaule, et je ne pus m’empêcher de remarquer que ses doigts étaient noircis par la poussière. « Cyby est aussi un jeune homme selon mon cœur. Il sera bibliothécaire en chef quand je ne serai plus ici. Sais-tu que nous avons une procession des conservateurs ? Nous descendons l’avenue Youbar. Il marche à mes côtés, et nous portons tous deux le vêtement gris. Quelle est donc la couleur de ta guilde ?

— Fuligine, répondis-je. La couleur qui est plus noire que le noir lui-même.

— Il y a des arbres – des sycomores, des chênes, des érables, des rochers, des arbres aux quarante écus – qui passent pour être les plus anciens de Teur. Leurs ramures étendent leur ombre de chaque côté de l’avenue Youbar, et il y en a encore davantage sur les esplanades du centre. Les commerçants viennent sur le pas de leur porte regarder passer la confrérie des conservateurs, démodée il est vrai, mais les libraires et les antiquaires nous ovationnent. Je suppose que, bien modestement, nous constituons l’un des spectacles de printemps à Nessus.