— Ce doit être très impressionnant, dis-je.
— C’est le cas, certes. Puis nous nous rendons à la cathédrale, qui est très belle. Les cierges y brûlent alors par milliers, semblables à un reflet de soleil sur une mer nocturne. Il y a aussi des bougies emprisonnées dans des verres bleus qui symbolisent la Griffe. C’est enveloppée dans cette lumière que se déroule notre cérémonie, au pied de l’autel principal. Dis-moi, ta guilde se rend-elle également à la cathédrale ? »
J’expliquai que nous utilisions la chapelle qui se trouve à l’intérieur de la Citadelle, et exprimai ma surprise d’apprendre que les bibliothécaires et les autres conservateurs quittaient son enceinte.
« Nous y sommes autorisés, vois-tu. La bibliothèque elle-même en fait autant, n’est-ce pas, Cyby ?
— C’est bien vrai, Maître. » Cyby avait un front haut et carré, et ses cheveux étaient plantés très en retrait. Cela lui donnait une expression légèrement enfantine, et faisait paraître son visage plus petit. Oultan avait certainement dû le parcourir des doigts, comme le faisait parfois maître Palémon avec le mien, et je comprenais pourquoi il pouvait encore le considérer comme un jeune homme.
« Vous êtes donc en contact étroit avec vos collègues de la ville », dis-je.
Le vieillard caressa sa barbe. « Intime même : nous sommes aussi les bibliothécaires de la ville, puisque la bibliothèque est celle de la ville, et également du Manoir Absolu, pour tout dire. Sans parler du reste.
— Voulez-vous dire que la populace de la ville a le droit d’entrer dans la Citadelle et d’utiliser les services de la bibliothèque ?
— Nullement, répondit Oultan. Ce que je veux dire, c’est que la bibliothèque s’étend au-delà de l’enceinte de la Citadelle ; je ne crois d’ailleurs pas qu’elle soit la seule de nos institutions à le faire. C’est ce qui explique que le contenu de notre forteresse puisse être plus grand que le contenant. »
Il me prit par l’épaule en parlant, et nous commençâmes à marcher dans les allées étroites qui s’allongeaient entre les piles de rayonnages. Cyby nous suivait en tenant bien haut son candélabre, davantage pour son bénéfice que pour le mien, j’en avais l’impression, mais cela me permettait d’en voir assez pour éviter d’entrer en collision avec les étagères de chêne sombre entre lesquelles nous passions. « Jusqu’ici tes yeux ne t’ont pas fait défaut, reprit maître Oultan après un moment. Crains-tu de voir se terminer cette rangée ?
— Non, Sieur », dis-je, car j’étais en fait sans appréhension. Aussi loin que portait la lumière des bougies, on ne voyait que des livres serrés sur des étagères qui allaient du sol jusqu’au plafond, à une grande hauteur. Certaines des étagères étaient en désordre, d’autres au contraire bien rangées ; une ou deux fois, je remarquai des traces montrant que des rats avaient fait leurs nids parmi les ouvrages et les avaient réarrangés de manière à jouir de refuges douillets et confortables à deux ou même trois étages. En dessous, les couvertures des livres étaient maculées de leurs déjections qui traçaient en caractères brutaux leur langage ordurier.
Et toujours les livres s’accumulaient : des rangées de dos reliés en veau, en maroquin, en tissu, en papier ou en cent matériaux divers que je ne connaissais pas ; certains nous renvoyaient des reflets de leurs dorures, d’autres avaient leur titre inscrit en noir, et quelques-uns comportaient des étiquettes tellement anciennes et jaunies qu’on aurait dit des feuilles mortes.
« La piste tracée par l’encre n’a pas de fin, me dit maître Oultan. C’est à peu près ce qu’a dit un ancien sage. Il vivait il y a bien longtemps, et je me demande ce qu’il dirait s’il pouvait nous voir maintenant… Un autre a prétendu qu’un homme pourrait donner sa vie pour parcourir une collection de livres, mais je serais bien curieux de connaître celui qui pourrait venir à bout de celle-ci – quel que soit le sujet.
— Je regardais les reliures », lui répondis-je, me sentant assez sot.
« Tu ne connais pas ton bonheur ! Et cependant je suis content. Je ne peux plus les voir, mais je me souviens du plaisir qu’elles me donnaient autrefois – peu de temps après que je fus devenu maître bibliothécaire. Je pense que je devais avoir la cinquantaine à l’époque ; cela faisait des années, vois-tu, que j’étais apprenti, de nombreuses années.
— Est-ce possible, Sieur ?
— Certes. Mon maître s’appelait Gerbold, et on avait l’impression qu’il ne mourrait ; cela dura des lustres, et pour moi les années se suivaient et se ressemblaient toutes. Mais pendant tout ce temps j’ai lu, et j’imagine que bien peu de personnes ont autant lu que moi. Comme le font la plupart des jeunes gens, j’ai commencé par m’attaquer aux ouvrages qui me plaisaient. J’en vins à constater que ce plaisir était considérablement réduit par le temps que je passais à rechercher ce genre d’ouvrages et je mis donc au point un plan d’étude à mon seul bénéfice, approfondissant des sciences obscures, les unes après les autres, depuis leur tout début jusqu’aux temps présents. Finalement, j’arrivai même à épuiser ce domaine. C’est alors que, en partant de la grande bibliothèque d’ébène, qui se trouve au centre de la salle que nous avons préservée pendant trois siècles dans l’attente de l’Autarque Sulpicius (et dans laquelle, par conséquent, personne n’entre jamais), j’ai lu pendant quinze ans en m’éloignant progressivement de ce point – jusqu’à deux livres par jour. »
Derrière nous, Cyby murmura : « Merveilleux, Sieur. » Je le soupçonnais d’avoir déjà entendu cette histoire de nombreuses fois.
« Puis s’est produit ce que je n’attendais plus : maître Gerbold mourut. Trente ans auparavant, j’aurais été son successeur idéal, pour des raisons de prédilection, d’éducation et d’expérience, mais aussi par ma jeunesse, mes relations de famille et du fait de mon ambition. Mais au moment où la chose arriva, c’était tout le contraire ; j’avais attendu trop longtemps, et attendre était devenu ma seule raison d’être. En plus, mon esprit étouffait sous le poids d’une multitude de faits inutiles. Je m’obligeai néanmoins à remplir mon office et passai plus d’heures que tu ne pourrais jamais te l’imaginer à essayer de me souvenir des projets et des devises que j’avais préparés tant d’années avant que je n’accède à ce poste. »
Il garda un moment le silence, et je compris qu’il s’enfonçait dans un esprit plus vaste et plus sombre que sa gigantesque bibliothèque.
« Mais j’étais devenu l’esclave de ma vieille habitude, lire. Je perdais des jours et même des semaines entières ainsi, alors que j’aurais dû m’occuper des affaires d’une administration qui attendait que se manifeste mon autorité. Puis, aussi soudainement que se déclenche la sonnerie d’un réveil, je fus pris d’une nouvelle passion qui chassa la première. Tu as certainement deviné de quoi il s’agit. »
Je lui avouai que ce n’était pas le cas.
« J’étais en train de lire – c’est du moins ce que je croyais – assis à la lumière de cette fenêtre en rotonde du quarante-neuvième étage qui donne – j’ai oublié, Cyby ; sur quoi donne-t-elle ?
— Sur le jardin du tapissier, Sieur.
— Oui, cela me revient maintenant, un jardinet tout en gris et bruns. Je crois qu’ils y faisaient sécher du romarin pour mettre dans les oreillers. J’étais donc assis là, comme je l’ai dit ; au bout de plusieurs veilles, je m’aperçus qu’en réalité je ne lisais plus. Il me fallut un bon moment avant de pouvoir comprendre à quoi j’avais passé tout ce temps : quand j’essayais de me le figurer, je n’arrivais qu’à évoquer certaines odeurs, certaines textures, certaines couleurs – choses qui ne semblaient pas avoir le moindre rapport avec le sujet du livre que j’avais à la main. Je finis par prendre conscience qu’au lieu de l’avoir lu, je l’avais examiné en tant qu’objet, dans son aspect physique. Le rouge dont je me souvenais provenait du signet cousu sur le bandeau ; c’est un ruban qui permet de savoir à quelle page on s’est arrêté. La texture dont je sentais encore le léger picotement dans mes doigts était celle du papier sur lequel le livre était imprimé, et quant à l’odeur qui emplissait mes narines, elle émanait du vieux cuir de la reliure, imprégné d’essence d’écorce de bouleau. Ce n’est que du jour où j’ai vu les livres tels qu’ils étaient, que j’ai compris comment il fallait en prendre soin. »