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— Tu peux sauter les titres, dit Oultan. Il y en a combien ?

— Quatre, Sieur.

— Pas de problème dans ce cas. Poursuis.

— Ce pour quoi, archiviste, nous vous serions extrêmement reconnaissant. Signé : Gurloes, maître de l’Ordre Honorable, communément appelé guilde des bourreaux.

— Connais-tu quelques-uns des titres de la liste de maître Gurloes, Cyby ?

— Trois d’entre eux, Sieur.

— Excellent. Va les chercher, s’il te plaît. Quel est donc le quatrième ?

— Le Livre des Merveilles de Teur et de Ciel, Sieur.

— De mieux en mieux – il en existe un exemplaire à deux rangées d’ici. Quand tu auras trouvé ces volumes, tu viendras nous rejoindre à l’endroit où ce jeune homme que nous avons déjà retenu trop longtemps, je le crains, est arrivé ici. »

Je voulus restituer le candélabre à Cyby, mais d’un signe, il me signifia de le garder et disparut en trottinant dans une allée étroite. Oultan s’avança à grands pas dans la direction opposée, se déplaçant avec autant de sûreté que s’il y voyait. « Je m’en souviens très bien, dit-il, la reliure est en cordouan brun, les tranches sont dorées, et on y trouve des gravures dues à Gwinoc, rehaussées d’encres de couleur passées à la main. Il est placé sur la troisième étagère à partir du bas, appuyé sur un gros in-folio dans une jaquette en toile verte – je crois bien qu’il s’agit de La Vie des dix-sept Mégathériens, de Blaithmaïc. »

Avant tout pour lui faire savoir que j’étais toujours auprès de lui (quoique son ouïe excessivement fine dût très certainement enregistrer le bruit de mes pas), je lui demandai : « De quoi parle-t-il, Sieur ? Le livre sur Teur et Ciel, veux-je dire.

— Comment, répondit-il, c’est tout ce que tu trouves à demander à un bibliothécaire ? Nous nous occupons des livres eux-mêmes, non de leur contenu. »

Je perçus une nuance d’amusement dans sa repartie. « Je crois que vous connaissez aussi le contenu de tous les livres qui se trouvent ici, Sieur.

— Oh que non. Mais Les Merveilles de Teur et de Ciel étaient un classique, il y a trois ou quatre siècles ; il rapporte les légendes les plus populaires des anciens temps. Celle qui m’a le plus intéressé concerne les Historiens ; elle parle d’une époque où il était possible de faire remonter les légendes jusqu’à des faits qui n’étaient pas tout à fait oubliés. Tu comprends le paradoxe, j’imagine : les légendes existaient-elles à l’époque en question ? Sinon, comment sont-elles nées ?

— Est-ce qu’elles parlent de serpents géants, de femmes qui pouvaient voler, Sieur ?

— Bien sûr, répondit Oultan, qui se baissa tout en parlant. Mais ces histoires ne figurent pas dans la légende des Historiens. » Il brandit triomphalement un petit volume relié d’un cuir tout craquelé. « Jette un coup d’œil là-dessus, jeune homme, et dis-moi si je n’avais pas raison ! »

Je posai le candélabre sur le sol et m’accroupis à côté de lui. Le livre que je tenais dans les mains était si vieux et raide, et sentait tellement le moisi, que j’aurais parié qu’on ne l’avait pas ouvert depuis plus d’un siècle ; la page de titre confirma cependant que le vieil homme pouvait à bon droit se vanter de sa mémoire. En caractères plus petits, un sous-titre annonçait : « Compilation faite d’après des sources imprimées des secrets universels, tellement anciennes que leur signification s’est obscurcie avec le temps. »

« Eh bien, demanda maître Oultan, avais-je raison ou non ? »

J’ouvris le livre au hasard et lus : «… au moyen de quoi il est possible de graver une image avec tellement d’habileté que si elle était détruite, on pourrait la retrouver enfouie dans l’un de ses fragments – dans n’importe lequel de ses fragments. » Je suppose que c’est le mot « enfouie » qui évoqua dans mon esprit les événements dont j’avais été le témoin au cours de la nuit où j’avais reçu le chrisos : « Maître, répondis-je, vous êtes prodigieux.

— Non, mais je me trompe rarement.

— Vous me comprendrez mieux que quiconque, Maître, quand je vous dirai que je me suis permis de lire quelques lignes dans ce livre. Vous avez certainement entendu parler des mangeurs de cadavres. Je me suis laissé dire que le fait de dévorer la chair d’un mort, si l’on y ajoute l’effet de certains polychrestes, permet d’en revivre l’existence.

— C’est manquer de sagesse que de trop en savoir sur ce genre de pratiques, murmura l’archiviste comme pour lui-même. Et cependant, si je m’arrête à l’idée de partager l’esprit d’historiens comme Loman ou Hermas…» Sans doute était-il aveugle depuis tant d’années qu’il en avait oublié combien l’expression de nos visages pouvait trahir nos sentiments les plus profonds et les révéler. Celle que je vis sur le sien à la lueur du candélabre traduisait un désir tellement puissant, que, par simple décence, je me sentis obligé de détourner les yeux ; mais sa voix était toujours aussi calme et gardait son timbre de cloche, ample et solennel. « D’après ce que j’ai lu autrefois, néanmoins, tu as raison, quoique je ne me souvienne pas que cette question soit évoquée dans le livre que tu tiens.

— Maître, repris-je, je vous donne ma parole que je ne vous soupçonne nullement d’une chose pareille. Mais pourriez-vous répondre à cette question : si deux personnes violent ensemble une tombe, que l’une prenne par exemple la main droite et l’autre la gauche, est-ce que celui qui mange la droite ne connaîtra que la moitié de la vie du mort, tandis que l’autre connaîtra l’autre moitié ? Et si c’est le cas, que se passe-t-il s’il se présente un troisième comparse et qu’il dévore un pied ?

— Quel dommage que tu sois bourreau, dit Oultan. Tu aurais pu faire un excellent philosophe. Non, pour autant que je comprenne ce sujet diabolique, chacun possède la vie en entier.

— Dans ce cas, toute la vie d’un homme se trouve concentrée dans sa main droite comme dans sa main gauche, et dans chacun de ses doigts, aussi ?

— Je crois que chacun des participants doit consommer plus d’une bouchée pour arriver au résultat souhaité. Cependant, je suppose qu’au moins en théorie, ce que tu avances est juste. Toute la vie d’une personne se retrouve dans l’un de ses doigts. »

Nous avions repris le chemin emprunté à l’aller ; mais comme le passage était beaucoup trop étroit pour que nous puissions avancer de front, je marchais maintenant devant lui en tenant le candélabre – si bien qu’un étranger qui nous aurait vus se serait imaginé que j’éclairais le chemin pour lui. « Mais, Sieur, dis-je, comment cela est-il possible ? Si l’on poursuit le même raisonnement, on en arrive à dire qu’une vie peut résider dans la moindre articulation de chaque doigt, et cela est sûrement impossible.

— Quelles sont les dimensions d’une vie d’homme ? demanda Oultan.

— Je n’ai aucun moyen de le savoir ; mais n’est-elle pas plus grande qu’une petite articulation ?

— Tu la vois à son début et tu en attends beaucoup. Moi, qui la considère à partir de sa fin, je sais combien elle est insignifiante. J’imagine que c’est pour cette raison, d’ailleurs, que des créatures dépravées consomment la chair de cadavres : elles en veulent davantage. Laisse-moi te poser une question à mon tour. Sais-tu qu’un fils peut ressembler à son père d’une manière frappante ?

— Je l’ai entendu dire, en effet. Et je le crois », répondis-je. Je ne pus m’empêcher de penser aux parents que j’avais eus et ne connaîtrais jamais.

« Tu admettras donc qu’il est possible, si un fils ressemble fortement à son père, qu’un type de visage donné puisse se répéter pendant plusieurs générations. Autrement dit, si un fils ressemble à son père et que son propre fils lui ressemble, et si le fils de son fils lui ressemble, l’arrière-petit-fils au bout du compte, ressemblera à son arrière-grand-père.