— Oui.
— Et cependant, le germe qui a donné naissance à chacun d’eux était contenu dans une drachme d’un liquide colloïdal ; s’ils n’en proviennent pas, quelle est leur origine ? »
J’étais incapable de répondre à cette question et continuai à marcher, plongé dans la plus grande perplexité. Nous regagnâmes bientôt la porte par laquelle nous étions passés pour gagner les étages inférieurs de la bibliothèque. Cyby s’y trouvait déjà, avec les autres livres mentionnés dans la lettre de maître Gurloes. Je les lui pris, saluai Maître Oultan, et je me trouvai très soulagé de quitter enfin l’atmosphère étouffante qui régnait entre les rayonnages. Il m’arriva de retourner à nouveau dans les étages supérieurs de cette partie de la Citadelle, mais jamais dans cette cave sépulcrale, et d’ailleurs je ne le souhaitais pas.
L’un des trois volumes apportés par Cyby était aussi grand que le dessus d’une petite table ; il faisait bien une coudée de large pour une petite aune de hauteur. D’après les armes qui figuraient sur sa couverture en saffian de maroquin, on pouvait penser qu’il s’agissait de l’histoire de quelque noble famille. Les autres livres étaient beaucoup plus petits. L’un d’eux, relié de vert, à peine plus grand que ma main et guère plus épais que mon index, se révéla être une compilation de pensées dévotes, illustrée d’images évoquant des émaux et représentant des pantocrateurs et des hypostases ascétiques, auréolés de noir et habillés de robes serties de joyaux. Je m’arrêtai un moment pour les regarder auprès d’une fontaine à sec, dans un petit jardin oublié qu’inondait un pâle soleil d’hiver.
Mais au moment où je m’apprêtais à ouvrir l’un des autres volumes, j’eus ce sentiment d’être pressé par le temps qui est peut-être ce qui nous montre le mieux que nous avons quitté l’enfance. Cela faisait déjà deux bonnes veilles que je m’étais absenté de la tour Matachine pour une simple commission, et la lumière n’allait pas tarder à baisser. Je rassemblai les livres et me précipitai – quoique sans le savoir encore – vers ce qui allait être ma destinée, c’est-à-dire en fin de compte moi-même, en la personne de la châtelaine Thècle.
7. La traîtresse
Il était déjà l’heure d’apporter leurs repas aux compagnons de service dans les cachots, et la tâche m’en incombait. Drotte avait la responsabilité du premier niveau, mais je ne lui apportai son plateau qu’en dernier, car je voulais lui parler avant de remonter. La vérité était que ma tête bouillonnait de pensées engendrées par la visite que je venais de faire à l’archiviste et que je voulais lui en faire part.
Tout d’abord, je ne le trouvai pas. Je posai son plateau et les quatre livres sur sa table et criai son nom. Un moment plus tard, sa réponse me parvint d’une cellule peu éloignée. J’y courus aussitôt et regardai à travers le guichet grillagé, placé à hauteur d’yeux dans la porte. Drotte était penché sur la cliente, une femme d’âge moyen en très mauvais état, étendue sur sa couchette. Il y avait du sang sur le sol.
Il était trop occupé pour seulement tourner la tête. « Est-ce toi, Sévérian ?
— Oui ; j’ai apporté ton repas, ainsi que des livres pour la châtelaine Thècle. Est-ce que je peux t’aider ?
— Non, c’est inutile. Elle vient d’arracher ses pansements pour se faire saigner à mort, mais j’ai pu intervenir à temps. Laisse mon plateau sur la table, veux-tu ? Tu pourrais en revanche faire passer ceux des clients pour moi, si tu as une minute. »
J’hésitai. Les apprentis, en principe, ne doivent pas s’occuper des personnes confiées à la garde de la guilde.
« N’aie donc pas peur ! Tout ce que tu as à faire est de pousser les plateaux à travers la fente.
— Il y a aussi les livres.
— Tu n’auras qu’à les glisser dans la fente, eux aussi. » Je l’observai encore un instant tandis qu’il s’affairait à panser la femme, dont le visage était livide ; puis je m’éloignai, trouvai les plateaux qui n’avaient pas encore été distribués et entrepris de faire comme il me l’avait dit. La plupart des clients qui se trouvaient dans les cellules avaient encore assez de force pour se lever et se saisir du plateau que je leur passais. Pour les autres, je me contentai de le poser devant la porte, laissant à Drotte le soin de les porter lui-même à l’intérieur des cellules, un peu plus tard. Je vis plusieurs femmes d’apparence aristocratique, mais aucune ne me parut pouvoir être identifiée comme la châtelaine Thècle, une exultante qui venait à peine d’arriver et qui, du moins pour l’instant, devait être traitée avec déférence.
Elle se trouvait, comme j’aurais dû le deviner, dans la dernière cellule. Au mobilier habituel, composé d’une table, d’une chaise et d’un lit, avait été ajouté un tapis ; en outre, à la place des haillons régulièrement attribués par la guilde, elle portait une robe blanche avec d’amples manches. L’extrémité de ces manches et le bas de la robe étaient maintenant fort sales, mais le vêtement avait conservé une grande élégance, qui me le rendait tout aussi étranger qu’il était déplacé dans cette cellule. Lors de cette première fois où je la vis, elle était en train de faire de la broderie, à la lueur d’une bougie dont l’éclat était augmenté par un réflecteur en argent ; sans doute sentit-elle mon regard peser sur elle. J’aimerais pouvoir dire, maintenant, que l’expression de son visage était dépourvue de frayeur, mais ce serait faux. Bien que presque parfaitement cachée, on pouvait y lire de la terreur.
« Tout va bien, dis-je aussitôt. J’apporte votre repas. »
Elle inclina la tête en me remerciant, puis se leva et vint jusqu’à la porte. Elle était encore plus grande que je ne l’aurais cru, et c’est tout juste si elle pouvait se tenir droite dans la petite cellule. Bien que son visage fût plutôt triangulaire qu’en forme de cœur, il me rappela celui de la femme qui avait accompagné Vodalus à la nécropole. Peut-être cela tenait-il à ses grands yeux violets aux paupières ombrées de bleu, ou encore à sa chevelure noire, qui, formant un V prononcé sur son front, évoquait plus ou moins le capuchon d’un manteau. Quelle qu’ait été la raison, je l’aimai sur-le-champ – ou du moins je l’aimai dans la mesure où un jeune sot est capable d’aimer. Mais comme je n’étais qu’un jeune sot, je ne m’en doutais même pas.
Sa main blanche, froide, légèrement moite et incroyablement étroite, effleura la mienne au moment où elle se saisit du plateau. « Ce n’est qu’un repas ordinaire, lui dis-je. Je crois que vous pourriez obtenir quelque chose de mieux si vous le demandiez.
— Vous ne portez pas de masque, répondit-elle. Votre visage est le premier que je vois depuis que je suis ici.
— Je ne suis qu’un apprenti. Je ne recevrai mon masque que l’année prochaine. »
Elle sourit, et j’éprouvai la même émotion que lorsque je m’étais retrouvé dans l’Atrium du Temps, et que j’avais été conduit dans une pièce où il faisait bon et où l’on m’avait offert de la nourriture. Elle avait de petites dents fines et très blanches que découvrait une grande bouche. Ses yeux, tous deux aussi profonds que la citerne dans le sous-sol de la tour de la Cloche, illuminaient son sourire.
« Je suis désolé, la coupai-je. Je ne vous ai pas écoutée. »
Son sourire rayonna à nouveau, et elle inclina son délicieux visage sur le côté. « Je vous disais combien j’étais heureuse de voir votre visage, je vous demandais si c’était vous qui, à l’avenir, m’apporteriez mes repas, et comment s’appelle ce qu’il y a sur ce plateau.