« Je vois », dit le volontaire. De toute évidence, rien n’était moins vrai. Roche et moi nous étions pendant ce temps rapprochés de la barrière.
Drotte s’en écarta délibérément. « Si vous ne nous laissez pas ramasser nos herbes, il vaut mieux que nous partions. Jamais nous n’arriverons à retrouver le garçon maintenant.
— Il n’en est pas question. Il faut le récupérer.
— Bon, d’accord », dit Drotte comme à regret ; nous entrâmes tous, suivis des volontaires. Certains mythes ont avancé que le monde réel était une construction de l’esprit humain, pour cette raison que nos motivations sont dictées par des catégories artificielles dans lesquelles nous classons des choses qui sont fondamentalement indifférenciées – des choses plus faibles que les mots que nous leur accolons. Je compris intuitivement ce principe cette nuit-là, quand j’entendis le dernier des volontaires refermer le portail derrière nous.
L’un des hommes qui était jusqu’ici resté silencieux dit alors : « Je vais surveiller la tombe de ma mère. Nous avons perdu beaucoup trop de temps. Ils pourraient déjà l’avoir emmenée à une bonne lieue d’ici. »
Parmi les autres, quelques-uns acquiescèrent en grommelant, et le groupe commença de se disperser ; une lanterne se dirigea vers la gauche, une autre vers la droite. Nous empruntâmes l’allée centrale (celle que nous prenions toujours pour retourner à l’endroit où le mur de la Citadelle s’est effondré) avec le reste des volontaires.
Il est dans ma nature – c’est mon bonheur et ma malédiction – de ne rien oublier. Le moindre bruit de chaîne, le moindre souffle de vent, chaque chose vue, sentie ou goûtée, tout reste fixé, inchangé, dans mon esprit ; je sais fort bien qu’il n’en va pas de même pour tout le monde, mais je n’arrive pas à me figurer ce que cela peut vouloir dire, oublier : comme si quelqu’un avait dormi, alors qu’en réalité ce qu’il a vécu s’est simplement éloigné dans le temps. Les quelques pas que nous avons faits dans l’allée toute blanche me reviennent maintenant. Il faisait froid, et le froid allait en augmentant. Nous n’avions pas de lumière, et le brouillard qui montait du Gyoll commençait à s’épaissir sérieusement. Quelques oiseaux étaient venus se réfugier pour la nuit sur les pins et les cyprès, et ils voletaient maladroitement d’arbre en arbre. Je me souviens du contact de mes mains sur mes bras que je frictionnais, d’une lanterne qui dansait parmi les stèles à quelque distance, comment aussi le brouillard faisait ressortir l’odeur de l’eau du fleuve qui imprégnait encore ma chemise, et du parfum âcre et fort de la terre fraîchement retournée. J’avais frôlé la mort ce jour-là, étouffant dans le réseau de racines dont j’étais prisonnier ; et la nuit allait marquer mon passage à la vie adulte.
Il y eut une détonation, et quelque chose que je n’avais jamais vu auparavant : un éclair d’énergie violette fendit l’obscurité comme un coin, et la nuit se referma sur lui dans un roulement de tonnerre. Quelque part, un monument s’écroula bruyamment. Puis ce fut le silence… un silence dans lequel tout, autour de moi, semblait s’être dissous. Nous commençâmes à courir. Des hommes criaient, assez loin de nous. J’entendis sonner de l’acier contre de la pierre, comme si l’on avait frappé la plaque commémorative de l’une des tombes avec un badelaire. Je m’élançai sur un chemin qui m’était (ou du moins me paraissait) complètement inconnu, un long ruban fait d’ossements brisés, à peine assez large pour deux personnes marchant de front, et qui s’enfonçait dans un creux de terrain. À cause du brouillard, je ne pouvais rien voir d’autre que les stèles qui se dressaient de chaque côté. D’un seul coup, le chemin ne fut plus sous mes pieds, comme s’il venait d’être brutalement enlevé – sans doute n’avais-je pas remarqué le coude qu’il faisait. Je fis un saut de côté afin d’éviter un obélisque qui semblait s’être brusquement dressé devant moi, pour me jeter de plein fouet contre un homme enveloppé dans un manteau noir.
Mais il était aussi solide qu’un arbre ; le choc me projeta en l’air et me coupa le souffle. Il grommela des imprécations, puis j’entendis le sifflement particulier d’une arme blanche avec laquelle on fait des moulinets. Une autre voix s’éleva : « Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Quelqu’un m’est rentré dedans, mais il a disparu aussitôt ; je ne sais pas qui c’est. »
Je demeurai immobile.
Une femme dit à ce moment : « Ouvre la lampe. » Sa voix avait la douceur d’un roucoulement de tourterelle, mais le ton était pressant.
L’homme que j’avais heurté répondit alors : « Ils vont nous tomber dessus comme une meute de dholes, Madame.
— De toute façon, ils ne vont pas tarder. Vodalus a tiré, vous l’avez bien entendu.
— Plutôt pour les tenir au large. »
Avec un accent que mon manque d’expérience m’empêchait de reconnaître comme celui d’un exultant, l’homme qui avait parlé le premier dit à son tour : « J’aurais préféré qu’on ne l’apporte pas. Une telle arme n’est pas nécessaire contre cette sorte de gens. » Il était maintenant beaucoup plus près de moi, et je pus l’apercevoir un instant après à travers le brouillard ; il était très grand et mince, ne portait rien sur le chef, et se tenait près de l’homme plus trapu auquel je m’étais cogné. Un troisième personnage se tenait là, emmitouflé dans un vêtement noir – la femme, vraisemblablement. D’avoir eu le souffle coupé m’avait aussi fait perdre toute force dans les jambes, mais je me débrouillai pour me glisser derrière le piétement d’une statue. Une fois à l’abri, je me mis à les observer furtivement.
Mes yeux s’étaient accoutumés à l’obscurité. Je pouvais distinguer le visage en forme de cœur de la femme, et remarquai qu’elle était presque aussi grande que l’homme mince qu’elle avait appelé Vodalus. L’homme trapu avait disparu, mais je l’entendis prononcer : « Plus de corde. » Sa voix me fit comprendre qu’il n’était guère qu’à un ou deux pas de l’endroit où je me tenais accroupi, mais il semblait s’être évanoui comme de l’eau jetée dans un puits. Je vis alors bouger quelque chose de sombre (sans doute le haut de son chapeau) tout près des pieds de l’homme mince, et compris presque ce qui lui était arrivé : il y avait un trou à cet endroit, et il se trouvait dedans.
La femme demanda : « Comment est-elle ?
— Fraîche comme une fleur, Madame. La puanteur est à peine sensible – rien qui vaille la peine de s’inquiéter. » Faisant preuve de davantage d’agilité que je l’en aurais cru capable, il jaillit du trou. « Donnez-moi maintenant une extrémité de la corde et gardez l’autre, Suzerain ; nous allons la sortir comme une carotte. »
La femme dit quelque chose que je ne compris pas, et l’homme élancé lui répondit : « Vous n’étiez pas obligée de venir, Théa. Mais qu’est-ce que les autres penseraient, si je n’avais pris aucun risque ? » Lui et l’homme trapu ahanèrent en tirant, et je vis apparaître à leurs pieds quelque chose de blanc. Ils se penchèrent pour soulever l’objet. Mais comme si quelque amchaspand venait de toucher le groupe de sa baguette magique, le brouillard se mit à tourbillonner et se dissipa autour d’eux, laissant passer un rayon de lune de couleur verdâtre. C’était le cadavre d’une femme qu’ils soulevaient. Ses cheveux, de teinte autrefois sombre, entouraient en désordre son visage livide ; elle portait une longue robe coupée dans un tissu très pâle.
« Vous voyez, dit l’homme trapu, c’est comme je vous l’ai déjà dit, Suzerain, Madame. Neuf fois sur dix, il n’y a rien de spécial. Il nous reste simplement à franchir le mur maintenant. »