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— Non, non, ce ne sera pas moi. Seulement aujourd’hui, parce que Drotte est occupé. » J’essayai de me souvenir de quoi était composé son repas, car, à travers la grille du guichet, je ne pouvais pas voir le plateau qu’elle avait posé sur la petite table. J’avais beau me creuser la cervelle, impossible de me le rappeler. Je finis par lui dire maladroitement : « Il vaudrait probablement mieux manger ce qu’il y a. Mais je crois que vous pourriez avoir mieux en demandant à Drotte.

— Pourquoi donc ? J’ai bien l’intention de tout manger. Les gens avaient l’habitude de me faire des compliments sur ma silhouette élancée, mais croyez-moi, j’ai autant d’appétit qu’un loup. » Elle reprit le plateau et me le tendit, comme si elle avait compris que j’aurais besoin de toute l’aide possible pour en dévoiler les mystères.

« Il y a des poireaux, châtelaine, dis-je. Ces choses vertes. Les petits pois bruns sont des lentilles. Et ça, c’est du pain.

— Châtelaine ? Inutile de faire tant de cérémonies. Vous êtes mon geôlier, et vous pouvez m’appeler comme vous voulez. » Il y avait une nuance d’amusement dans ses grands yeux profonds, maintenant.

« Je ne désire pas vous insulter, répondis-je. Préférez-vous que je vous appelle autrement ?

— Appelez-moi donc Thècle ; c’est mon nom. Les titres sont faits pour les situations officielles et les noms pour celles qui ne le sont pas – et ce ne peut être davantage le cas ici. J’imagine que les choses se passeront aussi avec un certain formalisme, lorsque je recevrai mon châtiment ?

— C’est en effet habituellement le cas pour les exultants.

— Je suppose qu’il y aura également un exarque, dans la mesure où vous le laisserez entrer, dans son costume constellé de taches écarlates. Et quelques autres, sans doute – le starets Egine, peut-être. Êtes-vous certain que ceci est bien du pain ? » Elle toucha la tranche de l’un de ses doigts effilés, si blanc que j’imaginai un instant que le pain allait le salir.

« Absolument, dis-je. La châtelaine a certainement déjà dû manger du pain auparavant ?

— Pas comme celui-ci. » Elle prit la tranche, qui était fort mince, et en arracha un morceau d’un coup de dents, vif et net. « Ce n’est pas si mauvais, après tout. Vous dites que je pourrais avoir droit à une meilleure nourriture, si j’en fais la demande ?

— C’est ce que je crois, châtelaine.

— Thècle. J’ai réclamé des livres, au moment où je suis arrivée, il y a deux jours. Mais je ne les ai pas encore eus.

— C’est moi qui les ai ; ils sont ici. » Je courus jusqu’à la table de Drotte, ramassai les ouvrages et glissai le plus petit d’entre eux par la fente.

« C’est merveilleux ! Et les autres ?

— Il y en a encore trois. » Le livre à couverture brune passa aussi facilement par la fente, mais les deux autres, le vert et le gros in-folio aux armoiries, se révélèrent trop épais. « Drotte viendra plus tard ouvrir la porte et vous les donnera, dis-je.

— Ne pouvez-vous le faire ? C’est affreux de les apercevoir à travers ce guichet et de ne pas même pouvoir les toucher.

— Officiellement, je n’ai même pas le droit de vous apporter votre plateau ; c’est le travail de Drotte.

— Cependant, vous l’avez fait. En outre, c’est vous qui m’avez apporté ces livres. Votre rôle n’est-il pas de me les remettre ? »

Je n’avais que de faibles arguments à lui opposer, sachant qu’en principe, elle avait raison. Le règlement appliqué aux apprentis, lorsqu’ils travaillent à l’étage des cachots, avait pour but d’empêcher les évasions ; mais je savais qu’en dépit de sa taille, cette mince jeune femme n’était pas en mesure de me maîtriser, et que, même si elle y arrivait, elle n’avait pratiquement aucune chance de sortir de notre donjon. J’allai jusqu’à la porte de la cellule dans laquelle Drotte était encore occupé à soigner la cliente qui avait voulu s’ôter la vie et revins avec ses clefs.

Quand je me retrouvai devant elle, la porte de sa propre cellule fermée à double tour dans mon dos, je fus incapable d’articuler un son. Je posai les livres sur la table, entre le chandelier et le plateau ; c’est à peine s’il y avait assez de place. Cela fait je restai debout à attendre, sachant que j’aurais dû sortir, mais incapable de bouger.

« Pourquoi ne vous asseyez-vous pas ? »

Je me mis sur le lit, lui laissant la chaise.

« Si nous nous trouvions dans mon appartement, au Manoir Absolu, je pourrais vous offrir quelque chose de plus confortable. Malheureusement, vous ne m’avez jamais rendu visite lorsque j’y demeurais. »

Je secouai la tête.

« À part ce qu’il y a sur le plateau, je n’ai pas le moindre rafraîchissement à vous offrir. Aimez-vous les lentilles ?

— Je ne les mangerai pas, châtelaine. Il va bientôt être l’heure de souper pour moi, et c’est tout juste s’il y en a assez pour vous.

— C’est exact. » Elle prit un poireau, et comme si elle n’avait aucune idée de la manière d’en disposer, elle l’engloutit à la manière d’un bateleur de foire avalant une vipère. « Et qu’avez-vous au menu ?

— Des poireaux, des lentilles, du pain et du ragoût de mouton.

— Ah, les bourreaux ont droit au mouton ; c’est là qu’est la différence. Et quel est donc votre nom, maître bourreau ?

— Sévérian. Mais c’est inutile, châtelaine. Cela ne servira à rien. »

Elle sourit. « Qu’est-ce qui est inutile ?

— D’essayer de gagner mon amitié. Je ne pourrais jamais vous rendre la liberté. Je ne le ferais pas, fussiez-vous la seule amie que j’eusse au monde.

— Je n’ai pas pensé que vous le pourriez, Sévérian.

— Dans ce cas, pourquoi prendre la peine d’engager la conversation avec moi ? »

Elle soupira et toute trace de joie s’évanouit de son visage, comme disparaît de la pierre le rayon de soleil auquel un mendiant tente de se réchauffer. « À qui d’autre pourrais-je parler ? Il est bien possible que ce soit avec vous seul, Sévérian, que j’aie l’occasion de le faire – pendant quelques jours ou quelques semaines – avant de mourir. Je sais ce que vous pensez : si j’étais de retour dans mon appartement, je ne vous jetterais même pas un regard. Mais vous vous trompez. On ne peut parler avec tout le monde car il y a trop de monde ; mais la veille même du jour où j’ai été arrêtée, j’ai bavardé un moment avec l’homme qui tenait ma monture. Je lui ai adressé la parole parce que je devais attendre, bien entendu, mais il a dit quelque chose qui m’a intéressée.

— Vous ne me reverrez plus ; c’est Drotte qui vous apportera vos repas.

— Et non vous ? Demandez-lui la permission de le faire. » Elle prit mes mains dans les siennes ; elles étaient glacées.

« J’essayerai, répondis-je.

— Faites-le. Essayez. Dites-lui que je veux une nourriture meilleure que celle-ci, et que ce soit vous qui me serviez – non, attendez, je le lui demanderai moi-même. De qui prend-il ses ordres ?

— De maître Gurloes.

— Je vais dire à l’autre – c’est bien Drotte, n’est-ce pas ? – que je veux lui parler. Vous avez raison, il faudra qu’ils le fassent. L’Autarque peut tout aussi bien me faire relâcher, ils ne savent pas. » Ses yeux lançaient des éclairs.

« Je vais dire à Drotte que vous voulez le voir dès qu’il sera libre », dis-je en me levant.

« Attendez. N’allez-vous pas me demander pourquoi je suis enfermée ici ?

— Je sais très bien pourquoi vous êtes ici, répliquai-je en refermant la porte. Pour être torturée, en fin de compte, comme les autres. » La chose était cruelle à dire, et je la lâchai sans y réfléchir, comme font les jeunes gens, simplement parce que c’était ce qui m’était venu à l’esprit. Rien n’était plus vrai, cependant, et en un sens je me sentis content, tout en tournant la clef dans la serrure, de l’avoir dit.