Maître Gurloes resta silencieux, laissant son regard errer, à ce qu’il me semblait, sur le fouillis de papiers qui encombrait sa table, où se trouvaient les instructions des juges et les dossiers des clients. Finalement, au moment où j’étais sur le point de lui demander s’il avait quelque chose d’autre à me dire, il ajouta : « Depuis toutes ces années que je suis ici, je n’ai pas vu une seule fois un membre de cette guilde mis à la question ; et il y en a eu plusieurs centaines, j’imagine. »
Je risquai ce lieu commun prétendant qu’il vaut mieux être un crapaud caché sous une pierre qu’un papillon écrasé par elle. « Dans notre guilde, nous sommes plus que des crapauds, je crois. J’aurais dû ajouter que bien qu’ayant vu passer quelque cinq cents exultants ou même davantage dans nos cachots, je n’avais jamais encore eu, jusqu’ici, la responsabilité d’une personne faisant partie du groupe des concubines les plus proches de l’Autarque.
— C’est donc le cas pour la châtelaine Thècle ? C’est du moins ce qu’il ressortait des propos que vous teniez il y a un instant. »
Il approuva de la tête ; mais son expression était sombre. « Le problème ne serait pas si grave si elle devait être mise tout de suite à la question, mais ce n’est pas le cas. Cela peut prendre des années. Ou peut-être ne jamais se produire.
— Vous pensez qu’elle pourrait être relâchée, Maître ?
— Elle n’est qu’un pion dans la partie d’échecs que l’Autarque joue avec Vodalus – oui, même moi je sais cela. En effet, sa sœur, la châtelaine Théa, a fui le Manoir Absolu pour devenir la maîtresse du proscrit. Il va y avoir marchandage à propos de Thècle pendant quelque temps au moins, et tant qu’il en sera ainsi, nous devons lui octroyer un régime de faveur ; mais pas trop cependant.
— Je vois », dis-je. J’étais au supplice de ne pas savoir ce que la châtelaine Thècle avait dit à Drotte, ni ce que ce dernier avait répété à maître Gurloes.
« Elle a demandé une meilleure nourriture, et j’ai pris des dispositions pour lui en procurer. Elle a également demandé de la compagnie, et quand nous lui avons répondu que les visites n’étaient pas autorisées, elle a insisté pour que l’un de nous, au moins, lui rende visite de temps en temps. »
Maître Gurloes s’arrêta et essuya son visage brillant du pan de son manteau. Je lui dis : « Je comprends. » Et en vérité, je me doutais bien de ce qu’il allait me répondre.
« Comme elle avait vu ton visage, elle t’a réclamé. Je lui ai promis que tu resterais assis près d’elle pendant ses repas. Je ne te demande pas ton accord – non seulement parce que tu es placé sous mes ordres, mais aussi parce que je te sais loyal.
J’exige simplement que tu prennes bien soin de ne pas lui déplaire, mais de ne pas trop lui plaire non plus.
— Je ferai de mon mieux. » Je fus étonné par le calme de ma propre voix.
Maître Gurloes sourit comme si je venais de le soulager d’un grand poids. « Tu as la tête bien faite, Sévérian, quoique tu sois encore bien jeune. As-tu déjà été avec une femme ? »
Quand nous parlions entre apprentis, nous avions l’habitude d’inventer toutes sortes d’histoires sur ce sujet ; mais je n’étais pas avec mes camarades, en ce moment, et secouai négativement la tête.
« Tu n’as jamais été voir les sorcières ? Peut-être cela vaut-il mieux. Elles se sont occupées de ma propre instruction dans le commerce des chaleurs, mais je ne suis pas sûr que je leur enverrais maintenant quelqu’un de mon genre, tel que j’étais alors. Vraisemblablement, la châtelaine souhaite que quelqu’un vienne réchauffer son lit. Tu ne dois pas le faire. Une grossesse, dans son cas, n’aurait rien d’ordinaire ; elle risquerait de nous obliger à repousser sa mise à la question, et jetterait l’opprobre sur toute la guilde. Tu me suis bien ? »
J’acquiesçai de la tête.
« À ton âge, les garçons sont facilement troublés. Quelqu’un va t’emmener dans un endroit où de tels maux sont rapidement soignés.
— Comme vous voudrez, Maître.
— Comment ? Tu ne me remercies pas ?
— Merci, Maître », répondis-je.
Gurloes a été l’un des hommes les plus complexes que j’aie jamais connus, car il était un homme complexe qui tentait d’être simple. Mais pas vraiment simple : il se faisait une idée complexe de la simplicité. Tout comme un courtisan travaille à faire de lui-même un personnage brillant, impliqué partout, quelque chose à mi-chemin entre l’art du maître de danse et celui du diplomate – paré au besoin d’un parfum d’assassin – maître Gurloes s’était transformé en la créature parfaitement quelconque que s’attendaient à trouver les procureurs et les huissiers lorsqu’ils s’adressaient au chef de notre guilde, alors que c’est bien la seule chose qu’un bourreau véritable ne puisse être. C’est pourquoi on sentait en lui une certaine tension ; bien que tous les différents aspects de la personnalité de Gurloes aient été conformes à ce qu’ils auraient dû être, ils ne s’ajustaient pas bien ensemble. Il buvait plus que de raison et était la proie de cauchemars – mais ceux-ci étaient le résultat de ses beuveries, comme si le vin, au lieu de verrouiller les portes de son esprit, les ouvrait en grand et le laissait tout pantelant, aux petites heures du matin, à guetter l’apparition d’un soleil tardant à se lever, qui seul chasserait les fantômes familiers de sa cellule, et lui permettrait de s’habiller avant d’aller distribuer les tâches quotidiennes aux compagnons. Il se rendait parfois au sommet de notre tour, à l’étage au-dessus des canons, et restait là, se parlant à lui-même et guettant à travers ses verres, qui passaient pour être plus durs que du silex, l’apparition des premiers rayons du soleil. Il était le seul dans toute notre guilde – et je n’excepte même pas maître Palémon – à ne pas craindre les forces qui se cachaient là-haut, ni les bouches invisibles qui s’adressaient parfois aux êtres humains ou parlaient entre elles, de tour à tour, ou de tour à donjon. Il aimait la musique, mais avait l’habitude de frapper le bras de son fauteuil et de taper du pied d’autant plus fort que le morceau lui plaisait, alors que les rythmes en étaient beaucoup trop subtils pour être marqués par une cadence simple. Il mangeait trop, mais aussi trop rarement, lisait quand il croyait que personne ne pouvait s’en apercevoir, et rendait visite à certains de nos clients, dont un au troisième niveau, avec lesquels ils parlaient de choses qu’aucun de ceux qui, parmi nous, écoutaient à la porte, ne parvenait à comprendre. Il avait un regard éclatant, plus brillant que celui de n’importe quelle femme. Il avait un défaut de prononciation qui le faisait trébucher sur des mots comme ulcérer, salpinx et bordereau. Je ne me sens pas capable de décrire en quel piteux état je l’ai trouvé, lorsque, récemment, je suis retourné à la Citadelle, ni comme il est maintenant.
8. L’interlocuteur
C’est le jour suivant que, pour la première fois, j’apportai son souper à Thècle. Je demeurai auprès d’elle le temps d’une veille, au cours de laquelle Drotte vint fréquemment jeter un coup d’œil à travers le guichet. Nous jouâmes à différents jeux fondés sur les mots où elle se révéla bien supérieure à moi, puis au bout d’un moment, nous en vînmes à parler de ces choses qui, selon ceux qui en sont revenus, se trouvent au-delà de la mort ; elle me raconta ce qu’elle avait lu à ce sujet dans le plus petit des livres que je lui avais apportés – non seulement le point de vue orthodoxe des hiérophantes, mais aussi différentes théories excentriques et hérétiques.