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« Lorsque je serai libre, dit-elle, je fonderai ma propre secte. Je dirai à tout le monde que la sagesse m’en a été révélée au cours de mon séjour chez les bourreaux ; c’est quelque chose qui les frappera.

— Et quel sera votre enseignement ?

— Qu’il n’y a pas d’agathodémon ni de vie après la mort. Que, dans la mort, l’esprit s’évanouit comme dans le sommeil, mais un peu plus, cependant.

— Mais à qui allez-vous attribuer de telles révélations ? »

Elle secoua la tête, puis posa son menton pointu dans le creux de sa main ; la pose mettait en valeur, admirablement, la ligne gracieuse de son cou. « Je n’ai pas encore décidé. À un ange de glace, peut-être ; ou à un fantôme. Qu’en pensez-vous ?

— Mais cela n’est-il pas contradictoire ?

— Justement. » Sa voix trahissait tout le plaisir que ma question lui avait causé. « C’est dans cette contradiction que se trouvera tout l’attrait de la nouvelle croyance. On ne peut pas fonder une théologie inédite sur le Néant, et il n’y a pas de fondation plus sûre qu’une contradiction. Pensez à celles qui, par le passé, ont connu le plus de succès ; elles prétendaient par exemple que leurs divinités étaient les maîtresses de tous les univers, ce qui ne les empêchait pas d’avoir besoin de grands-mères pour les défendre, comme des enfants effrayés par le caquet des volailles. Ou encore que l’autorité qui s’abstenait de punir qui que ce soit tant qu’il existait une chance de s’amender, finirait par punir tout le monde quand plus personne n’aurait la possibilité de s’améliorer.

— Tout cela est trop compliqué pour moi, répondis-je.

— Mais non, pas du tout. Je vous crois aussi intelligent que la plupart des jeunes gens. Mais j’imagine que vous autres, les bourreaux, n’avez pas de religion. Vous fait-on abjurer quelque chose ?

— Absolument pas. Nous avons une patronne céleste et nous devons observer certains rites, tout comme n’importe quelle autre guilde.

— Ce n’est pas notre cas », dit-elle. Pendant un moment, elle parut méditer sur cette question. « Seules les guildes ont des patrons et des rites, ainsi que l’armée, qui est une sorte de guilde ; nous ne nous porterions pas plus mal, je crois, si nous en avions une également. Toujours est-il que tous les jours de fête et toutes les nuits de vigiles sont devenus prétexte à spectacle, des occasions de porter de nouvelles robes. Aimez-vous celle-ci ? » Elle se leva et étendit les bras pour bien me faire voir son vêtement souillé.

« Elle est très jolie, risquai-je. La broderie, en particulier, ainsi que la façon dont les petites perles sont cousues dessus.

— C’est tout ce que j’ai ici ; je portais cette robe quand j’ai été arrêtée. En réalité, c’est une robe pour dîner ; elle se porte à partir de la fin de l’après-midi jusqu’au début de la soirée proprement dite. »

Je lui dis avoir la certitude que maître Gurloes lui en procurerait d’autres si elle en faisait la demande.

« Je l’ai déjà fait, et il m’a dit qu’il avait envoyé quelqu’un au Manoir Absolu pour les prendre, mais son messager fut incapable de le trouver. Cela signifie que le Manoir Absolu tente de se convaincre que je n’existe pas. De toute façon, il est bien possible que tous mes vêtements aient été expédiés à notre château, dans le Nord, ou dans l’une de nos villas. Il m’a promis que son secrétaire écrirait partout pour moi.

— Savez-vous qui l’on a envoyé ? lui demandai-je. Le Manoir Absolu doit presque avoir la taille de notre Citadelle, et j’aurais cru impossible à quiconque de le manquer.

— Tout au contraire, rien n’est plus facile. Étant donné que l’on ne peut pas le voir, il peut tout aussi bien se trouver sous vos yeux sans que vous le sachiez, à moins d’avoir de la chance. En outre, comme les routes sont fermées, il leur suffit de passer à leurs espions la consigne de donner de faux renseignements à telle ou telle personne – et ils ont des espions partout. »

J’entrepris de lui demander comment il se faisait que le Manoir Absolu, que je m’étais toujours imaginé comme un immense palais aux tours scintillantes et à coupoles, puisse être invisible. Mais Thècle pensait déjà à tout autre chose, caressant un bracelet en forme de kraken, un kraken dont les tentacules s’enroulaient sur la chair blanche de son bras ; ses yeux étaient deux émeraudes taillées en cabochon. « J’ai été autorisée à le garder ; il a beaucoup de valeur. Il est en platine, et non en argent. J’ai été surprise.

— On ne peut soudoyer personne, ici.

— On pourrait le vendre, à Nessus, pour acheter des vêtements. Est-ce que des amis à moi ont tenté de me voir ? Le savez-vous, Sévérian ? »

Je secouai la tête. « On ne les laisserait même pas entrer.

Je comprends, mais quelqu’un pourrait essayer… Savez-vous que la plupart des gens, au Manoir Absolu, ignorent l’existence de cet endroit ? Je vois que vous ne me croyez pas !

— Vous voulez dire qu’ils ne connaissent même pas la Citadelle ?

— Quand même pas ; ils savent qu’elle se trouve là. Certains de ses quartiers sont ouverts à tout le monde, et de toute façon, il est impossible de ne pas en voir les tours lorsqu’on se rend dans la partie méridionale de la ville active, quelle que soit la rive du Gyoll sur laquelle on se tient. » Elle frappa de la main la paroi métallique de sa cellule. « C’est cela qu’ils ignorent – ou du moins beaucoup d’entre eux nieraient son existence encore à notre époque. »

Elle était une grande, une très grande châtelaine, et j’étais, moi, quelque chose de plus bas qu’un esclave (du moins aux yeux des gens du commun qui ne comprennent pas véritablement la fonction de notre guilde). Cependant, quand le temps se fut écoulé et que Drotte vint frapper sur la porte sonore, c’est moi qui me suis levé, ai quitté la cellule et me suis bientôt retrouvé dans l’air pur du soir, alors que Thècle restait en bas, à écouter les gémissements et les cris poussés par les autres. (Bien que sa cellule fût à quelque distance de la cage d’escalier, elle pouvait entendre les ricanements en provenance du troisième niveau quand personne ne parlait avec elle.)

Cette nuit-là, dans notre dortoir, je demandai si quelqu’un savait le nom du compagnon envoyé par maître Gurloes à la recherche du Manoir Absolu. Personne n’en avait la moindre idée, mais ma question souleva une discussion animée. Alors qu’aucun de ces garçons n’avait vu l’endroit, ni même parlé avec quelqu’un qui l’aurait visité, ils avaient tous entendu rapporter des anecdotes. La plupart faisaient état de richesses fabuleuses – des services en or, des couvertures de selle en soie et toutes sortes de choses de ce genre. Les descriptions de l’Autarque étaient plus intéressantes, mais il aurait fallu qu’il fut un monstre ou presque si toutes étaient vraies ; on disait qu’il était grand quand il était debout, mais d’une taille ordinaire quand il était assis ; qu’il était âgé, jeune, que c’était une femme déguisée en homme et tout à l’avenant. Les histoires qui couraient sur son vizir, le célèbre père Inire, étaient encore plus fantastiques ; il ressemblait à un singe et était l’homme le plus vieux du monde.

Nous venions à peine de commencer d’échanger ces récits avec ardeur, lorsqu’on frappa à la porte. Le plus jeune des apprentis alla ouvrir, et je vis apparaître Roche. Il ne portait pas les culottes et le manteau de fuligine conformément au statut qu’il avait dans la guilde, mais un pantalon, une chemise et une veste ordinaires, quoique neufs et à la dernière mode. Il m’appela d’un geste, et quand je fus à la porte, me fit signe de le suivre.

Après avoir descendu quelques marches en silence, il me dit : « Je crains bien d’avoir fait peur au petit. Il ne sait pas qui je suis.