— Pas dans cette tenue, en tout cas, répondis-je. Il t’aurait reconnu si tu avais porté les mêmes vêtements que d’habitude. »
Cette réflexion l’amusa et il se mit à rire. « Imagine-toi que cela me fait tout drôle de venir frapper à cette porte. Quel jour sommes-nous, aujourd’hui ? – le dix-huit… cela fait trois semaines, maintenant. Et comment vont tes affaires ?
— Assez bien.
— On dirait que tu as la bande bien en main. Eata est ton second, n’est-ce pas ? Il ne pourra pas être compagnon avant quatre ans, si bien qu’il sera capitaine trois ans, après toi. C’est excellent pour lui d’accumuler de l’expérience auparavant, et je suis désolé, maintenant, que tu n’aies pas pu en acquérir davantage avant d’assumer cette responsabilité. J’étais en travers de ton chemin, mais à l’époque, je ne m’en suis jamais douté.
— Dis donc, Roche, où allons-nous ?
— Eh bien, tout d’abord jusqu’à ma cellule pour que tu t’y habilles. Te tarde-t-il toujours de devenir toi-même un compagnon, Sévérian ? »
Ces derniers mots furent lancés par-dessus son épaule, tandis que nous descendions vivement l’escalier l’un derrière l’autre, et il n’attendit même pas la réponse.
Mon costume était très semblable au sien, quoique dans des coloris différents, et nous avions en outre chacun une cape et un chapeau. « Tu ne vas pas tarder à les apprécier, remarqua-t-il tandis que je finissais de m’habiller. Il fait froid dehors et il commence à neiger. » Il me tendit une écharpe et me dit de retirer mes vieilles chaussures pour mettre une paire de bottes à la place.
« Mais ce sont des bottes de compagnon, protestai-je. Je n’ai pas le droit d’en porter.
— Allons ! Pourquoi hésiter ? Tout le monde porte des bottes noires ; personne ne fera attention. Est-ce qu’elles te vont ? »
Comme elles étaient un peu trop grandes, il me fit enfiler une paire de chaussettes supplémentaire.
« Bon. En principe, c’est moi qui dois garder la bourse, mais comme il est possible que nous soyons séparés, il vaudrait mieux que je te laisse quelques asimis. » Il fit tomber les pièces dans la paume de ma main. « Fin prêt ? Allons-y. Je voudrais ne pas rentrer trop tard pour pouvoir dormir un peu, si c’est possible. »
Nous quittâmes la tour, et, engoncés dans nos vêtements bizarres, nous contournâmes le donjon des Sorcières afin de rejoindre l’allée couverte, qui, au-delà du Martello, donne sur la cour dite « démolie ». Roche avait raison : il commençait à neiger, et des flocons duveteux, aussi gros que l’extrémité de mon pouce, voltigeaient paresseusement, descendant avec une telle lenteur que l’on aurait dit qu’ils tombaient depuis des années. Il n’y avait pas un souffle de vent, et nous pouvions entendre distinctement le craquement émis par nos bottes à chaque pas que nous faisions sur ce nouveau et délicat déguisement d’un monde familier.
« Tu as de la chance, me dit Roche. Je ne sais pas comment tu as obtenu cela ; en tout cas je te remercie.
— Obtenu quoi ?
— Une promenade jusqu’à l’Échopraxie et une femme pour chacun de nous. Je sais que tu es au courant – maître Gurloes m’a dit qu’il t’avait averti.
— J’avais oublié, et de toute façon, je n’étais pas sûr qu’il parlait sérieusement. Allons-nous faire le chemin à pied ? Ce doit être assez loin.
— Pas autant, probablement, que tu te l’imagines ; mais, comme je te l’ai dit, nous sommes en fonds. Nous trouverons des fiacres à la Porte amère. Il y en a toujours. Les gens vont et viennent en permanence, d’une façon dont on n’a pas idée dans notre petit coin. »
Pour soutenir la conversation, je lui racontai ce que la châtelaine Thècle m’avait dit : à savoir que beaucoup de gens, au Manoir Absolu, ne savaient même pas que nous existions.
« Je suis persuadé que c’est exact. Lorsqu’on est élevé au sein de la guilde, elle nous paraît être le centre de l’univers. Mais quand on atteint un certain âge – c’est ce que j’ai compris moi-même, et j’ai assez confiance en toi pour te le dire –, un genre de déclic se produit, on découvre que bien loin d’être le centre de l’univers, ce n’est en fin de compte qu’un métier bien payé mais impopulaire, qui nous est échu par hasard. »
Comme Roche l’avait prévu, il y avait des voitures, trois en tout, qui attendaient à la Cour démolie. L’une d’entre elles, ornée d’armoiries sur les portières et gardée par des valets en livrée de fantaisie, était le véhicule personnel d’un exultant, mais les deux autres étaient des fiacres, petits et sans décoration. Les rabats de leurs casquettes de fourrure descendus sur les oreilles, les cochers étaient rassemblés autour d’un petit feu qu’ils avaient allumé à même le pavé. Vue d’une certaine distance et à travers la neige qui tombait, la flambée paraissait bien chétive.
Roche agita un bras et cria quelque chose ; l’un des cochers sauta sur le siège de sa voiture, claqua son fouet et s’avança en notre direction dans un grincement de roues. Une fois à l’intérieur, je demandai à Roche si le conducteur savait qui nous étions, à quoi il répondit que nous n’avions qu’à jouer le rôle de deux Optimats qui venaient de traiter des affaires dans la Citadelle et s’apprêtaient à se rendre à l’Échopraxie pour passer une soirée de plaisir. « C’est tout ce qu’il a besoin de savoir ; le reste ne le regarde pas. »
Je me demandai alors si Roche avait plus d’expérience que moi-même pour ce qui était de ces plaisirs. Cela me sembla peu probable. Dans l’espoir de découvrir s’il s’était déjà rendu à l’endroit où nous allions, je lui demandai où se trouvait l’Échopraxie.
« Dans le Quartier algédonique. En as-tu entendu parler ? »
J’acquiesçai, et lui répondis que maître Palémon l’avait mentionné une fois comme l’un des plus anciens quartiers de la ville.
« Pas vraiment. Plus loin, vers le sud, il y a d’autres endroits qui sont encore plus vieux, mais réduits à l’état de ruines, et où ne vivent que les omophages. Autrefois, la Citadelle se dressait à quelque distance au nord de Nessus, le savais-tu ? »
Je secouai négativement la tête.
« La ville progresse lentement en remontant la rivière. Les écuyers et les Optimats veulent toujours avoir de l’eau pure – non pas qu’ils la boivent, c’est plutôt pour les étangs où ils élèvent des poissons et pour pouvoir se baigner, et faire du bateau. Et puis en outre, ceux qui vivent à trop grande proximité de la mer sont toujours un peu suspects. Si bien que les parties les plus basses, là où l’eau est la plus délétère, sont peu à peu abandonnées. Finalement, même la loi n’y est plus représentée, et ceux qui restent là n’osent même pas allumer un feu de peur de ce qui pourrait bien leur tomber dessus, alerté par la fumée. »
Par la fenêtre de la voiture, je regardais le spectacle de la rue. Nous venions de passer sous une porte qui m’était inconnue et que gardaient des soldats casqués ; mais nous étions toujours dans la Citadelle, et nous descendions une ruelle étroite entre deux rangées de croisées fermées de volets.
« Lorsqu’on est compagnon, on peut aller où l’on veut et quand on veut en ville, pourvu que l’on ne soit pas de service. »
Bien entendu, je savais déjà cela ; mais je demandai à Roche s’il trouvait agréable d’avoir cette possibilité.
« Pas exactement agréable… Je n’en ai encore profité que deux fois, pour dire la vérité. Non, pas agréable, mais intéressant. Les gens savent qui nous sommes, naturellement.
— Tu viens de dire que le cocher l’ignorait.
— Eh bien, il est probable qu’il l’ignore, en effet. Ces conducteurs de voitures parcourent Nessus en tous sens, et lui-même peut habiter n’importe où ; il se peut qu’il n’aille pas plus d’une fois par an dans la Citadelle. Mais les habitants du coin savent. Les soldats parlent. Eux sont toujours au courant et le disent toujours, c’est ce que tout le monde prétend. Ils peuvent porter leurs uniformes quand ils sortent.